2021, les prémices d’un changement de modèle d’entreprise et de société
Depuis une dizaine d’années, plusieurs révolutions visibles ont alerté les entreprises sur la nécessité de penser et de fonctionner autrement. La majorité d’entre elles en restent toutefois au stade de l’aspiration : selon l’étude Tendances RH de Deloitte, 70 % ont conscience de la nécessité pour elles de devenir sociétales mais 30 % seulement ont commencé à initier des actions. La crise sanitaire que nous traversons va-t-elle changer la donne ? Un changement de modèle d’entreprise peut-il répondre à des urgences multidimensionnelles ? Mes éléments d’analyse.
Par Steven Poinot, Directeur général de CAHRA et fondateur de Humanely
Des mutations de divers ordres « préparent » un changement de modèle global
La première d’entre elles touche à la dimension sociale ; la France connaît un niveau d’insatisfaction très élevé à cet égard, le mouvement des Gilets Jaunes en étant l’une des manifestations. La dimension environnementale est également affectée, avec un point de non-retour bientôt atteint et de multiples initiatives qui nous invitent à concevoir, produire, consommer autrement, urgemment, pour préserver la planète. Autre dimension concernée, d’ordre technologique ; nos habitudes d’achat, notre recours à certains services, nos modes de communication, en dépendent, provoquant une accélération quasi exponentielle [1]. L’économie n’échappe pas à ce phénomène dans la manière d’organiser les échanges ou la répartition des ressources – avec un mouvement en faveur du commerce équitable et de l’actionnariat partagé. Dès 2015, dans Les clés du futur, Jean Staune a très bien analysé ces « révolutions » simultanées qui en induisent deux autres : une première, d’ordre managérial et une seconde, de nature sociétale. Il les décrypte dans son dernier ouvrage, L’intelligence collective, clé du monde de demain. L’avènement de nouveaux modèles d’entreprises (sociétés à mission, entreprises altruistes) s’y rattache – j’y reviendrai.
Une « révolution » plus ancienne, scientifique et conceptuelle, vient éclairer l’ensemble de ces dimensions. Les paradigmes scientifiques qui ont contribué à l’élaboration de notre modèle de société occidentale à différents égards [2], doivent en effet être réévalués à la lumière des travaux d’Einstein, Heisenberg, Gödel, Prigogine – entre autres. Dès lors, la société organisée de manière verticale, avec un ordre hiérarchique où la morale régit la politique, la politique régit l’économique [3], l’économique régit le social, est-elle encore viable ? Ceci dans un contexte marqué par l’incertitude [4] qui a vocation à perdurer.
La crise sanitaire que nous venons de vivre et les changements qu’elle a « de fait » induits, ont donné lieu à une prise de conscience individuelle et collective, fulgurante. Nous venons de « passer le 100e singe » ! Selon cette théorie née d’une expérience comportementale, la nécessité d’une transformation s’impose à un collectif quand un nombre suffisant de ses membres prend conscience de la valeur ajoutée du changement en question. Or, en 2020, nous avons tous questionné le sens de notre société, le sens du temps que nous dédions au travail [5], le sens de notre vie plus globalement, au même moment. Un renouvellement fondamental de notre vision du monde se dessine.
D’une quête de sens individuelle à la volonté collective d’un changement de modèle d’entreprise et des systèmes de management
Dans les organisations, l’obsolescence des systèmes de management était déjà perçue par certains. Cela correspond d’ailleurs à l’une des dimensions « travaillées » par CAHRA lors de ses missions de transition ; chaque manager œuvre à insuffler des pratiques managériales plus collaboratives et humaines dans l’entreprise où il intervient. Là où les attentes des collaborateurs (issus des nouvelles générations notamment) révélaient l’inadéquation des modes de management encore dominants, le questionnement multidimensionnel du sens devrait générer une véritable lame de fond.
Un autre type d’obsolescence a trait au modèle d’entreprise. On trouve d’une part l’entreprise capitaliste, construite sur l’idée de la création de valeur économique, d’autre part les associations, qui visent la création de valeur sociale ou environnementale. Or aucun de ces modèles n’est vertueux ! L’entreprise vient nourrir un actionnariat individuel en général, tout ce qui est produit étant au service des détenteurs de capitaux. Quant aux associations, elles dépendent de subventions pour œuvrer en faveur de la société et/ou de l’environnement.
Une première inflexion a été produite par la loi Pacte du 22 mai 2019, qui a modifié le droit commun pour y faire entrer le droit de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), via l’intégration de nouvelles notions de « raison d’être » et de « sociétés à mission ». Toutefois, on reste pour l’heure au milieu du gué. Il faudra sans doute une génération pour que les entreprises opèrent majoritairement un changement de modèle – en créant d’abord de la valeur sociétale, ce qui leur permettra de créer de la valeur économique. D’entreprises concentrées sur leur profit « en vase clos », on va passer à des entreprises altruistes, dans une perspective rationnelle. Time for the Planet en offre déjà un exemple concret. Le changement de modèle se traduit par la recherche non pas d’un taux de retour sur investissement mais d’un taux de retour « sur la planète », via 10 000 associés, individus ou entreprises.
L’entreprise, seul acteur capable de traiter simultanément des enjeux multi-ordres
Elle se situe en effet au carrefour des dimensions économiques, sociales, environnementales, voire politiques et morales. Par nature, l’entreprise est écosystémique ; implantée sur un territoire, elle délivre des produits ou services pour des femmes et des hommes. Le monde de l’entreprise joue dès lors un rôle multi-ordres, là où nos sociétés fonctionnent par strates ; ces ordres y sont traités les uns après les autres, en fonction de la place qu’ils occupent dans le schéma hiérarchique [ordre moral => ordre politique => ordre économique => ordre social, ndlr]. Or, de par la stratégie qu’elle déploie, le marché qu’elle vise, les acteurs qu’elle mobilise et les moyens qu’elle met en œuvre en termes de production, l’entreprise peut agir de façon systémique – mais elle n’y est pas préparée à ce stade. Car cela implique de réévaluer la façon de penser le business et de se structurer. Sachant que les indicateurs dédiés à ces mesures doivent eux aussi évoluer, sous peine de ne pas retranscrire l’impact négatif évité par exemple. Ce dernier contribue pourtant, de fait, à la performance sociétale ou environnementale.
À tous égards, la crise majeure que nous vivons accélère les tendances déjà à l’œuvre. C’est aussi vrai des attentes des collaborateurs, que ceux-ci exercent dans l’entreprise ou s’apprêtent à la rejoindre [6]. Pour se projeter dans l’avenir et viser la pérennité, les organisations doivent proposer une adéquation de valeurs à celles et ceux qu’elles emploient, ainsi qu’aux consommateurs/citoyens qu’elles visent. Si elles ne parviennent pas à se transformer dans les 10 ans qui viennent, elles seront supplantées par de nouveaux acteurs ayant déjà intégré la transition sociétale dans leurs modèles.
Pour s’engager dans cette voie, deux critères me semblent essentiels.
Le premier tient dans la capacité de l’organisation à poser une déclaration sur sa finalité même. L’objet social est devenu obsolète car il se limite aux activités de l’organisation. Les nouvelles attentes des citoyens occidentaux concernent l’idée générale d’œuvrer avec responsabilité et bon sens pour le bien commun – en somme, d’agir au service de la Société pour préserver l’Homme et la Planète. Pourquoi et pour quoi la mission de l’entreprise existe-t-elle ? Quelle finalité sans fins nous pousse à nous lever ensemble le matin ? La définition de la mission sociétale de l’entreprise établit une raison d’être à laquelle chaque personne de l’organisation peut se rattacher, permettant à chacun de trouver une raison d’y être.
Le second est la capacité de l’organisation à définir les processus vitaux qui régissent la dynamique de l’entreprise et son aptitude à les mettre en mouvement via une dynamique collective et collaborative, agile. Facile à dire, plus complexe à piloter ! Il en découle un enjeu de développement des compétences relationnelles et comportementales, gages d’efficacité individuelle et collective ET d’efficacité des processus métiers.
En effet, les mécanismes de contrôle n’ont plus de sens quand il devient impossible de se projeter sur un an ! Gérer l’équilibre par le contrôle des mesures classiques n’est plus efficace. Il s’agit désormais de gérer en continu les déséquilibres par une finalité claire et assumée et via des processus agiles, afin de donner à chaque personne de l’organisation une liberté de faire et de décider.
En résumé, cette agilité de pilotage requiert une capacité de remise en cause des schémas préexistants (attention portée à notre vision du monde, nos rites, nos méthodes, nos processus…) ainsi qu’une ouverture intellectuelle (attention portée à nos biais cognitifs, nos croyances, nos comportements humains dans l’approche managériale…) pour accueillir positivement l’idée d’un changement de modèle et/ou de modes de fonctionnement.
Toutefois cette agilité ne se décrète pas ; elle se développe. Après cette prise de conscience, reste à décider de ce que l’on va en faire et à aligner les intentions et les actes. Cette transformation fondamentale de l’entreprise, du leadership et des processus, passe nécessairement par des accompagnements externes pour bénéficier de l’effet pas de côté et accélérer la transition.
Au-delà des transformations en termes d’organisation du travail et de pratiques managériales visant un changement de « forme », c’est bien le « fond » qui doit être renouvelé. En ce sens, les 10 prochaines années seront celles d’une transmutation de l’entreprise et de son écosystème. Un défi exigeant mais accessible à des organisations s’y engageant pleinement.
[1] La perspective d’un être humain augmenté s’inscrit dans cette « révolution » technologique.
[2] L’organisation scientifique du travail en est un exemple.
[3] On peut se demander si la place de ces deux ordres, politique et économique, ne s’est pas progressivement inversée.
[4] Le principe d’incertitude ou d’indétermination de Heisenberg nous apprend que, dans l’infiniment petit, on ne peut pas tout prévoir. Au sein d’un système, une particule est soit corpusculaire, soit ondulatoire ; en réalité ce n’est pas l‘un ou l’autre mais l’un et l’autre, tout dépend de la façon dont on l’observe.
[5] Voir l’interview de Nelly Margotton sur notre blog, sur la question du sens au travail.
[6] Bien que les tensions sur le marché du travail (vouées à s’accentuer en 2021) puissent altérer certaines exigences, la prise de conscience collective née de la crise sanitaire va perdurer.
À propos de Steven Poinot
Après 10 années d’accompagnement des dirigeants dans leur processus de transformation par le management, Steven Poinot a fondé Humanely en 2019. La finalité de cette entreprise à mission – qui appartient à l’écosystème CAHRA & Co – est de rendre accessible à tous l’épanouissement et l’utilité sociétale au travail. Steven Poinot est devenu Directeur général de CAHRA by H3O en octobre 2020.