Comment gérer les biais cognitifs quand on est manager ?

On parle de distorsion dans le traitement de l’information. Les biais cognitifs nous poussent à donner plus ou moins d’importance à une information en la traitant avec nos perceptions et nos croyances, ce qui nous conduit finalement à déformer la réalité. Ces biais sont à la fois involontaires, inconscients, systématiques, prévisibles et identifiables.
De nos jours, le rythme de vie, les avancées technologiques nous déconnectent de nos émotions, de notre corps et des informations qu’il nous transmet. En d’autres termes, moins on est connecté à soi, plus nous rajoutons des constructions cérébrales interprétatives qui vont nous éloigner de notre capacité à s’adapter à la réalité. C’est l’effet tunnel. Nous nous retrouvons pris au piège dans un engrenage « stimulus-réponse immédiate » et nous avons de moins en moins de place pour nous adapter au monde qui nous entoure.
Apprendre à critiquer sa perception de la réalité et développer sa flexibilité mentale est un enjeu de société. Darwin disait que « ce n’est pas la plus forte ni la plus intelligente des espèces qui survivra, mais celle qui sera la plus apte à changer ». Cela suppose de faire un pas de côté par rapport à nos biais cognitifs pour prendre conscience des raccourcis de notre cerveau.
Christophe Carpinelli, Directeur général de L&C Inside, Praticien en approche neurocognitive et comportementale nous explique.
Système 1 et système 2 : influence sur la prise de décision
Pour comprendre ce qu’est un biais cognitif, les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky ont effectué divers travaux en économie sociale cherchant à démontrer qu’une prise de décision ne s’appuie que partiellement sur la pensée rationnelle et le raisonnement.
- Le système 1 (pilotage automatique), automatique et involontaire. Il se met en place dans 95% des situations par associations d’idées, de souvenirs, d’émotions, etc. Il peut en résulter une vision cohérente, mais biaisée de la réalité.
- Le système 2 (pilotage adaptatif) est calculateur et se structure plus lentement. Il se met en place les 5% de temps restant et demande une certaine concentration et attention de la part de l’individu. Il intervient dans la résolution de problèmes complexes.
Plus notre cerveau est accompagné par notre pilotage automatique (système 1), moins nous sommes en mesure de recevoir les informations sensorielles en provenance de notre corps, et plus on complète les informations manquantes au prisme de nos croyances et habitudes. Pour le dire autrement, moins on est connecté à soi, plus on rajoute des constructions cérébrales interprétatives qui nous éloignent de la réalité pour accélérer la prise de décision.
Exemple
L’INSERM souligne que les médecins ont régulièrement un « biais de genre » qui les pousse à penser que les maladies cardiovasculaires et les troubles autistiques seraient plutôt des maladies masculines, tandis que l’ostéoporose et la dépression seraient plutôt des maladies féminines.
Cela peut les conduire à des retards, voire des erreurs de prise en charge.
Ainsi, la manière dont vous réagissez dans une situation donnée est conditionnée par un ou plusieurs biais cognitifs.
Pourquoi les biais cognitifs sont-ils exacerbés ?
L’affluence des informations
L’humanité a produit au cours des trente dernières années plus d’informations qu’en deux mille ans d’histoire et ce volume d’informations double tous les quatre ans.
Ce phénomène est amplifié par le numérique, l’instantanéité des flux d’informations et la multiplication des sources de données. Le constat est unanime : « bombardé », notre cerveau ne peut traiter toute cette masse d’informations.
Or, sous l’effet de l’infobésité, notre Système 2 est débordé, laissant place à un Système 1 qui traite l’information en surface, souvent par des raccourcis cognitifs.
Le résultat ? Une prise de décision impulsive, biaisée, freinant notre réflexion rationnelle.
Exemple
Les 2 000 rames flambant neuves de la SNCF pour moderniser son réseau express régional.
- Résultat : 1300 quais sont trop étroits.
- Économie : 80 millions d’euros débloqués en urgence pour élargir 300 gares.
Face à cette réalité, il existe des stratégies efficaces pour réguler l’activation du Système 1 et renforcer le Système 2 en s’appuyant sur le triptyque corps, émotion et raison. Le défi de l’époque numérique n’est plus l’accès à l’information, mais le pilotage intelligent de l’information.
Comment les biais influencent-ils nos décisions ?
Nous restons bloqués par nos biais inconscients dès qu’il faut s’ouvrir à la diversité des points de vue, oser s’orienter sur des trajectoires inconnues ou encore faire confiance à des personnes issues d’univers différents du nôtre. En effet, notre tendance naturelle est de nous rassurer en allant là où c’est facile et connu. Et c’est justement là qu’apparaissent les biais, les préjugés et les stéréotypes.
Exemple : la navette challenger : 45 secondes pour mourir
Challenger explose à la suite du mauvais fonctionnement des joints d’étanchéité, censés empêcher les flammes de lécher la paroi des fusées d’appoint (boosters), qui se dilatent sous l’effet de la chaleur. Le froid de la nuit précédant le lancement a ralenti le rythme de dilatation des joints, d’où l’explosion. Or, des experts avaient servi une sévère mise en garde à la NASA.
Ces biais cognitifs, en l’occurrence dans cet exemple, le biais de confirmation, influencent nos décisions, car ils répondent en priorité à 4 besoins vitaux :
- donner du sens au monde qui nous entoure ;
- filtrer un trop grand nombre d’informations à traiter ;
- agir vite ;
- mémoriser les choses pour plus tard.
Exemple : Booking incite les clients à réserver chez eux en transmettant le besoin d’agir vite grâce à certaines tournures de phrases comme :
- « Forte demande – il ne reste plus que 2 hébergements sur notre site ! »
- « Établissement réservé 8 fois au cours des dernières 24 heures ! »
- « Dernière chance ! Il ne reste plus que 1 chambre sur notre site ! »
En prendre conscience pour les déconstruire vous permettra de gagner en sécurité, en efficacité et, à terme, en performance. Il nous faut donc apprendre à critiquer notre perception de la réalité et développer notre flexibilité mentale.
5 biais cognitifs qui impactent la dynamique d’équipe
Il n’y a pas de liste officielle des biais cognitifs, mais il en existe entre 50 et 250, selon les définitions. Notons aussi que nous ne sommes pas tous aussi exposés à tous les biais cognitifs.
Le biais de disponibilité ou biais de l’heuristique
Ce biais se manifeste lorsque le cerveau privilégie les informations faciles d’accès, c’est-à-dire les informations immédiatement disponibles en mémoire, au moment de prendre une décision. Ces informations retenues relèvent souvent de l’affectif ou des stéréotypes alors que les informations plus récentes, souvent plus pertinentes, sont mises de côté.
Le biais d’optimisme ou d’excès de confiance
Le biais d’optimisme nous incite à surestimer une probabilité positive et sous-estimer une négative. Il influence la gestion de projets. Un excès de confiance peut amener des managers à sous-estimer certains risques importants.
Le biais de conformité
Ce biais consiste à suivre l’avis du plus grand nombre par peur d’être marginalisé. C’est avoir une opinion différente de la majorité mais ne pas oser l’exprimer par instinct de « survie sociale ». Or, ce mimétisme peut conduire l’entreprise à commettre des erreurs stratégiques.
Le biais de statu quo
La résistance au changement nous incite à sécuriser notre objectif individuel au détriment de la dynamique collective. Est-ce que mon objectif individuel s’inscrit dans le projet collectif ?
L’effet Dunning-Kruger
Il s’agit ici d’un phénomène où les personnes les moins qualifiées ont tendance à surestimer leurs compétences. Ce biais cognitif s’articule en un double paradoxe : d’une part, la seule façon de se rendre compte qu’on est incompétent, c’est de devenir… compétent. D’autre part, l’ignorance rend plus sûr de soi que la connaissance.
Comment mettre en conscience les biais cognitifs ?
Ces biais sont prévisibles et identifiables. Il est possible d’apprendre à connaître et à reconnaître ses biais pour essayer de s’en détacher. L’une des méthodes pour éviter de céder à nos biais est de toujours interroger ce que l’on pense et pourquoi on le pense (Système 2).
La mise en mouvement du corps va faciliter l’activation du Système 2 en améliorant les fonctions exécutives.
Se connecter à soi-même
« Pour être avec l’autre, il faut avoir compris des choses en soi.
Si tu n’as rien compris en toi, si tu ne t’es pas « élucidé un minimum » , qu’est-ce que tu vas comprendre de l’autre ? »
Simone Veil
Plus notre attention est accaparée par notre pilotage automatique, moins nous sommes en mesure de recevoir les informations sensorielles en provenance de notre corps et plus on va compléter les informations manquantes au prisme de nos croyances, de nos habitudes.
Une sorte de prise d’otage des modes de pensées adaptatives, puisque le développement de nos facultés cognitives repose sur un corps qui interagit en temps réel avec un environnement donné.
En d’autres termes, moins on est connecté à soi plus on va rajouter des constructions cérébrales interprétatives qui vont nous éloigner de notre capacité à s’adapter à la réalité. Cela est renforcé dans nos sociétés occidentales, qui dénigrent l’importance du corps et de ses ressentis, face à la supériorité hiérarchique de la « raison ».
Nous nous retrouvons pris au piège dans un engrenage « stimulus-réponse immédiate » et nous avons de moins en moins de place pour nous adapter au monde qui nous entoure. C’est l’effet tunnel, qui diminue la concentration, la résistance au stress et augmente le risque de troubles psychologiques et physiologiques.
Se mettre en mouvement
« Nous ne bougeons pas parce que nous pensons, mais nous pensons parce que nous bougeons » (MIT, 2021).
Le travail sur les émotions et le corps permet de limiter les biais cognitifs et d’enclencher le Système 2 en influençant trois aspects clés :
- la régulation émotionnelle ;
- la gestion du stress ;
- l’optimisation des fonctions cérébrales.
Le corps joue un rôle fondamental dans la capacité à mobiliser un raisonnement plus rationnel.
- Respiration et cohérence cardiaque → Ralentissent l’activation du Système 1, facilitant la prise de recul.
- Exercice physique → Diminue le cortisol (hormone du stress) et favorise la sérotonine et la dopamine, qui améliorent la clarté mentale.
- Posture et langage corporel → Une posture ouverte et ancrée envoie au cerveau des signaux de contrôle et de confiance, réduisant l’influence des biais négatifs.
Un corps détendu favorise un cerveau disponible pour le raisonnement logique (système 2).
L’expérimentation avec le sport de haut niveau
En adoptant une approche équilibrée entre le corps, les émotions et la raison, nous pouvons renforcer notre capacité de réflexion, améliorer notre prise de décision et réguler nos biais cognitifs.
Nous avons développé un programme de formation intensive sur le « leadership et la performance d’équipe » sous le parrainage de Manon Apithy Brunet (championne olympique 2024). Ce programme intègre le décodage des préférences mentales, des biais cognitifs et des zones d’effort.
Le travail sur les émotions et le corps agit comme un pont entre l’instinct (système 1) et la réflexion (système 2), en optimisant les conditions physiologiques et cognitives pour une prise de décision plus éclairée. Il permet de limiter les biais cognitifs en influençant 2 aspects clés : la régulation émotionnelle et l’optimisation des fonctions cérébrales.
Réduction de la charge cognitive et émotionnelle
Le mouvement aide à réguler le stress et les émotions, qui sont des facteurs inhibiteurs du Système 2. En activant le système parasympathique, l’exercice physique stabilise les émotions, réduisant les prises de décisions impulsives et biaisées.
Rythme et structuration de la pensée
Le mouvement est souvent associé à une amélioration des capacités cognitives. Des études ont montré que le mouvement favorise :
- la pensée divergente et la créativité (mobilisation des ressources cognitives à long terme) ;
- la prise de recul et l’évaluation rationnelle en permettant de sortir de l’immédiateté du Système 1.
Le corps et les émotions sont des leviers puissants pour réduire l’impact des biais cognitifs et favoriser l’activation du Système 2. En apprenant à mieux gérer son état physiologique et émotionnel, on améliore sa capacité à prendre du recul, analyser objectivement une situation et éviter les décisions biaisées.
Pour résumer Se mettre en mouvement => bien se connaître => identifier ses modes de comportement => noter les biais => rectifier et répéter |
Merci infiniment à Christophe Carpinelli pour cette interview passionnante qui montre comment le manager de transition peut accompagner les dirigeants dans une meilleure compréhension des enjeux cachés derrière les biais cognitifs.
Avec L&C Inside, Christophe Carpinelli accompagne les entreprises et leurs dirigeants sur la transition de nouveaux modèles économiques et la mise en valeur du facteur humain.
https://lcinside.fr/pas-de-cote/
Autres sources :
O.Sibony, Vous allez commettre une terrible erreur !, Flammarion, 2019, 384 pages.
J.Fradin , L’intelligence du stress, Eyrolles, 2008, 280 pages.
A. Damasio, Spinoza avait raison, Joie et tristesse, le cerveau des émotions, Edition Odile Jacob, 2008, 344 pages.
A. Moukheiber, votre cerveau vous joue des tours, Allary, 2019, 244 pages.