Émotions et performances collaboratives : un lien fondamental
Docteur en psychologie, Lisa Bellinghausen cherche à mieux comprendre l’intelligence émotionnelle dans le management. Quel est le lien entre émotion et performance collaborative ? Comment canaliser ses émotions pour les mettre au service de l’entreprise ? Elle nous livre des éléments de réponse. Rencontre.
Qu’est-ce qu’une émotion ?
L’émotion, c’est un guide qui va nous renseigner sur notre relation à notre environnement. Nous sentons-nous en danger ou au contraire en sécurité ? Dans une situation, l’individu perçoit des choses qu’il va interpréter. C’est cette interprétation qui déclenche l’émotion, mais aussi qui définit sa nature et son intensité. Ensuite, elle se manifeste, c’est-à-dire qu’elle devient visible, c’est le propre de l’émotion. On va la voir dans le comportement, mais aussi sur le visage, dans la posture, au travers de la voix. On va la ressentir dans notre corps. Nos pensées aussi vont être affectées. Nous vivons une expérience subjective. C’est un processus et donc l’émotion peut être régulée.
En quoi les émotions soutiennent-elles la performance ? Et plus encore la performance collective ?
C’est inextricablement lié. J’ai même envie de dire que la nature nous a offert les émotions, car elles sont utiles à notre adaptation. Chaque émotion est profitable, même la colère. En effet, elle sert à nous affirmer, à poser nos limites ou encore à développer notre combativité. C’est donc une émotion vertueuse. Cela peut paraître surprenant, mais elle nous aide à améliorer notre relation à l’autre. Si vous expliquez avec un peu de colère à un collègue qu’il vous a heurté dans votre manière de travailler, il va comprendre à la fois le message et comment vous avez besoin de réaliser vos missions pour être performant. Si vous ne le lui dites pas ou pis, si vous abordez joyeusement la question, votre discours ne sera pas entendu. Et vous ne ferez donc pas grandir votre manière de travailler ensemble. Chaque émotion a un yin et un yang. Exprimée de manière trop intense ou si elle est tue, elle peut devenir parasitaire. A nous de la canaliser dans ses effets positifs. Cela vaut également pour la joie. Si elle crée du lien, de la fierté et renforce le sentiment d’appartenance, elle peut susciter de l’arrogance et rompre les liens du groupe : « Je suis fier au détriment de l’autre. »
Comment réussir à utiliser cette palette d’émotions et à trouver le juste milieu ?
Tout d’abord, il est essentiel de savoir à quelle émotion vous avez affaire. S’agit-il de la colère ou du mépris ? De la tristesse ou de la peur ? Comment se manifeste-t-elle ? Quels en sont les déclencheurs ? Ensuite, avant de savoir comment utiliser l’émotion, il faut se demander quelle est son intensité. Si lors de la collaboration, je veux signifier à l’autre qu’il a dépassé une limite et que je lui exprime ma colère à 6 sur une échelle de 7, le risque c’est la rupture de la relation. A 3 sur 7, je lui montre quelles sont mes limites. Il est important de graduer, cela permet de visualiser et d’identifier les signaux faibles. Il est plus aisé de réguler au moment des signaux faibles que lorsqu’ils deviennent forts. L’individu émotionnellement intelligent sait faire appel à des émotions ressources, c’est-à-dire des émotions complémentaires qui vont se « co-réguler ». S’il est en colère, mais qu’il veut maintenir la relation et mieux travailler, alors il va faire appel à la curiosité, à l’émotion de l’intérêt. Au lieu de se couper de l’autre, il va chercher à comprendre pour mieux co-construire. L’intelligence émotionnelle implique donc d’évaluer le risque de notre état émotionnel et de se fixer un objectif émotionnel pour ensuite réguler. Plusieurs stratégies sont possibles. Vous pouvez agir sur :
- le déclencheur, vos besoins ;
- votre interprétation de la situation ;
- les manifestations de l’émotion : le corps, l’expression, etc. ;
- le soutien social : l’autre est une vraie ressource pour nous aider à réguler nos émotions.
Vous pouvez aussi vous appuyer sur les trois temps – avant de ressentir l’émotion, au moment où vous la ressentez et après.
Et comment fait-on avec les émotions des collaborateurs ?
Il faut d’abord reconnaître l’émotion, puis l’accueillir. Il ne faut pas tenter d’être immédiatement dans la solution. Lorsqu’un collaborateur est en surcharge de travail, son manager peut avoir tendance à lui parler planning et priorisation. Il y a une sorte de distorsion dans notre société : on agit tout de suite sur l’émotion. Pour aider l’autre, il faut plutôt lui demander ce qui se passe et le laisser s’exprimer. C’est un acte de régulation fort. En lui donnant la parole, une partie de l’intensité retombe. Il faut être dans une écoute véritable, sans chercher à relativiser.
Comment mesurer l’impact de la régulation des émotions dans l’entreprise ?
Les études récentes montrent qu’un manager ou un collaborateur intelligent émotionnellement créent de la confiance, car ils sont capables d’entrer en empathie et d’exprimer du plaisant et du déplaisant. Autour d’eux, les collaborateurs sont pleinement disponibles pour performer : ils prennent des décisions plus rapidement et plus audacieuses. Cela a un impact en matière de relation et de bien-être au travail. Il y a moins d’absentéisme et les collaborateurs sont en meilleure santé. On parvient à le mesurer par des questionnaires et des observations de fonctionnement d’équipe.
Vous avez expliqué que toutes les émotions ont un rôle. Certaines d’entre elles génèrent-elles plus de performances que d’autres ?
Cela va dépendre de la situation. Lorsque nous venons de vivre un échec, l’émotion qui va nous permettre d’être performant, c’est la tristesse. Nous analysons alors les causes en détail et ensuite vient le temps de se connecter à la colère – pour nous relever, nous reconnecter à notre fierté. C’est très situationnel.
Il existe cependant un ratio qui nous permettrait d’être plus performant.
Si, dans la journée, vous ne vivez que colère, tristesse et peur, ça ne va pas fonctionner. Il faut au minimum trois fois plus d’émotions plaisantes que déplaisantes. Le ratio le plus performant serait cinq plaisantes pour une déplaisante. Il faut aussi exprimer les émotions déplaisantes dans certaines situations sans performance. Par exemple, lors d’une session de créativité, il faut mettre les personnes en angoisse modérée hors de leur zone de confort pour leur permettre de produire des idées. L’émotion de la joie va donner de nombreuses idées, qui ne seront pas nécessairement « out of the box ».
Docteur en psychologie et fondatrice de Qualia Conseils, Lisa Bellinghausen est spécialiste de l’intelligence émotionnelle, de son développement et de sa mesure psychométrique. Elle accompagne et aide les managers et dirigeants à se « réaligner émotionnellement » en s’appuyant sur des pédagogies expérientielles. Au sein de l’em Lyon où elle intervient comme enseignant-chercheur, elle a co-développé un outil novateur, le QEPro.