Le futur du travail, entre réinvention personnelle et révolution organisationnelle
Le monde de l’entreprise n’en est qu’aux prémices d’une profonde transformation. Cela nécessite de repenser le lien avec les parties prenantes, de prendre en compte les aspirations des individus et d’initier une nouvelle culture managériale. Décryptage d’un « futur du travail » – déjà engagé – avec Laëtitia Vitaud, présidente de Cadre Noir Ltd et auteure du très remarqué Du labeur à l’ouvrage [1] pour Cahra, cabinet de management de transition.
Vous réfléchissez depuis plusieurs années déjà au futur du travail. À quels constats êtes-vous parvenue ? En quoi votre analyse a-t-elle été confirmée ou infirmée par la crise sanitaire ?
Mon principal constat est celui de la fragmentation de l’entreprise, une tendance déjà bien ancrée et qui n’a cessé de s’amplifier depuis les années 1990. De plus en plus d’actifs ne s’inscrivent pas dans un rapport de subordination, qu’il s’agisse de prestataires, de freelances, de services externalisés, lesquels remplissent des missions auparavant dévolues aux salariés. Ce phénomène n’est pas encore très bien appréhendé : on trouve d’un côté la direction des achats, qui noue des relations contractuelles avec ces parties prenantes, et de l’autre la DRH, dont le terrain de jeu – si l’on peut dire – se limite aux salariés. Même si l’on manque d’indicateurs précis, on observe que la part des actifs entretenant une relation « classique » avec l’entreprise s’amenuise, bien qu’elle représente sans doute encore la majorité.
Quand on évoque le futur du travail, le deuxième thème majeur est la relative invisibilité des services de proximité : soins et care [2], hôtellerie-restauration. Alors qu’ils montent en puissance, les métiers qui les sous-tendent sont sous-évalués et les professionnels qui les exercent, peu considérés. La crise a mis en lumière ces emplois considérés comme essentiels, ils restent néanmoins mal rémunérés, parfois précaires, et souffrent toujours à ce stade d’un déficit de reconnaissance.
Le troisième constat est celui des bouleversements de notre rapport au travail, au bureau, au présentiel. Le télétravail s’est imposé ces derniers mois, même dans des organisations qui estimaient cette formule impossible à mettre en place. La crise a permis l’accélération d’une prise de conscience : on peut être efficace et remplir ses missions sans être « dans les murs » de l’entreprise.
Nos parcours professionnels sont moins linéaires qu’auparavant. Cette évolution est-elle suffisamment prise en compte ?
Nos institutions restent profondément centrées sur un modèle de vie en trois phases : formation initiale / carrière / retraite. Bien sûr, la formation continue existe, ainsi que les reconversions, mais elles concernent généralement des personnes aux revenus élevés, qui peuvent se permettre un break pour changer de métier, ou des actifs déjà au chômage. Entre ces deux « extrêmes », il ne se passe pas grand-chose. Il y a donc là un chantier considérable à ouvrir quand on s’intéresse au futur du travail, afin de considérer la formation tout au long de la vie comme aussi importante que la formation initiale. Le changement de paradigme doit également concerner le rapport que l’on entretient à l’âge chronologique. À plus de 50 ans, on peut entamer une transition professionnelle, cela vaut encore la peine – aussi bien pour l’individu que pour l’entreprise ! C’est d’ailleurs aussi un enjeu d’image pour les organisations, qui devraient miser davantage sur ce que j’appelle le management de l’activisme – notamment en agissant sur l’égalité FH [3], la diversité, l’inclusion, le développement durable, et en communiquant de façon transparente sur leurs résultats.
Dans votre livre publié en 2019, vous estimez que le contrat de labeur aurait intérêt à être remplacé par un contrat d’ouvrage. De quoi s’agit-il ?
Le contrat de labeur, à l’origine, obéissait à une logique vertueuse : on accepte la subordination, voire une relative aliénation, en échange de contreparties – un salaire, des syndicats forts, des conventions collectives et des congés payés, un statut social, etc. Or on observe une désagrégation des contreparties, avec notamment l’amenuisement de la valeur redistribuée aux travailleurs. Aujourd’hui de nombreux actifs sont dans un contrat de labeur sans en avoir les avantages – par exemple, ils sont en CDD ou en intérim et n’accèdent pas au logement ou au crédit. On voit donc apparaître des aspirations à un contrat d’ouvrage : cela renvoie à la revendication d’une fierté professionnelle, mais aussi à une hyper-individualisation du travail. Pour moi, le défi des entreprises consiste à aller vers une dimension collective de l’ouvrage.
Quelle place occupera l’identité professionnelle dans le futur du travail ?
La question de l’identité est un point crucial. La tendance forte, que l’on observe avec les « slashers » notamment (bien que le sens littéral du terme me glace d’effroi), est de chercher un emploi ou des activités qui entrent en résonance avec leurs valeurs, leur caractère, leurs choix de vie. Les barrières ont donc tendance à se brouiller, et les cadres identitaires rigides ne tiennent plus. C’est d’autant plus important que les transitions professionnelles s’inscrivent souvent dans un questionnement sur son identité et sur l’image que l’on veut projeter. Or des freins demeurent, comme les stéréotypes ; par exemple, les métiers du care sont considérés comme « féminins ». Il y a un là un important travail de déconstruction à entreprendre si l’on veut réussir à répondre aux besoins de main-d’œuvre dans les métiers en émergence ou en fort développement.
Quel sera le rôle du manager dans l’ensemble de ces reconfigurations ?
Pour l’envisager, on peut s’appuyer sur les travaux de l’anthropologue David Graeber, dans ce qu’il appelle le féodalisme managérial. La dimension Command and Control, héritée de l’organisation scientifique du travail, n’est pas adaptée au management à distance. C’est d’autant plus vrai à notre époque où l’innovation, le droit à l’erreur, l’adaptation, la réactivité, le fonctionnement agile dans un environnement incertain, doivent être privilégiés. La communication, le management interculturel, l’empathie ou encore la capacité à donner des feedbacks seront les clés du succès dans le futur du travail. Le manager aura également un rôle essentiel pour entretenir l’engagement et le développement de ses équipes et parties prenantes. C’est ainsi que les actifs pourront affronter les défis que représente la nouveauté, être en capacité de questionner leur identité, et préparer leurs transitions de vie. Les perspectives qui s’ouvrent peuvent être enthousiasmantes, moyennant l’attention qu’on leur prête et la réflexion systémique qu’elles doivent susciter.
[1] Du labeur à l’ouvrage, Calmann-Lévy, 2019.
[2] Dans une autre perspective, lire l’interview de Benoît Meyronin sur le management par le care sur notre blog.
[3] L’égalité FH devrait d’ailleurs donner lieu à une mise en perspective, au lieu de se focaliser sur les différences de rémunération à un instant T du parcours professionnel. Car l’écart se creuse encore davantage à l’heure de la retraite, de nombreuses femmes sombrant alors dans la pauvreté. Ce que l’on observe actuellement au Japon, où ce phénomène prend une ampleur dramatique, devrait nous inciter à réfléchir et à agir, estime Laëtitia Vitaud.
BIO EXPRESS
Auteure et conférencière, Laëtitia Vitaud est spécialiste des questions portant sur le futur du travail et la consommation. Présidente de Cadre Noir Ltd, entreprise spécialisée dans la recherche sur le futur du travail, elle contribue au média B2B de Welcome to the Jungle. Auteure de Du labeur à l’ouvrage (Calmann-Levy, 2019) et de Faut-il avoir peur du numérique ? co-écrit avec Nicolas Colin (Armand Colin, 2016), elle intervient régulièrement dans plusieurs grandes écoles et universités. Laëtitia Vitaud vient par ailleurs de fonder un média, Nouveau départ, avec Nicolas Colin.