Harcèlement au travail : comment passer de la réaction à la prévention ?
Le législateur a mis l’accent sur les problématiques de harcèlement au travail depuis une quinzaine d’années [1]. Pourtant, les entreprises ne disposent pas toutes d’un cadre structuré – et multidimensionnel – visant à le prévenir, alors même qu’elles ont beaucoup à y gagner, tant pour la qualité du climat social qu’en termes de performance organisationnelle. Comment faire évoluer le système pour le rendre incompatible avec des pratiques causant des préjudices humains parfois irrémédiables ? Réflexions de nature juridique, relationnelle et managériale.
Retour sur les responsabilités engagées en cas de non-dénonciation de faits de harcèlement au travail
Le 8 mars 2017, la Cour de cassation confirmait la légitimé du licenciement d’une responsable RH pour cause réelle et sérieuse, celle-ci ayant eu connaissance du « comportement inacceptable » d’un directeur de magasin et n’ayant rien fait pour y mettre un terme. Il ressort de ce jugement que les professionnels des ressources humaines peuvent être tenus pour responsables des pratiques de harcèlement au travail qui surviennent dans leur entreprise. Cet arrêt s’inscrit par ailleurs dans une démarche progressive visant un meilleur encadrement juridique de ce sujet, à l’image de décisions plus récentes de la Cour de cassation autour de l’enquête que doivent mener les entreprises quand elles sont saisies de faits de cette nature.
Reprécisons à ce stade la notion de harcèlement au travail : il s’agit « d’agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits [de la personne harcelée], à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». La caractérisation de ces faits n’induit pas nécessairement que les actes aient été perpétrés intentionnellement. De même, l’existence d’un lien hiérarchique entre la victime et le harceleur n’est pas obligatoire ; c’est le sentiment d’impuissance à se défendre ressenti par la personne harcelée qui est pris en compte.
De l’obligation de prévention à la pose de « jalons » bien visibles
Malgré les efforts engagés, comment expliquer que nombre d’entreprises ne s’emparent de cette question qu’une fois « au pied au mur » et uniquement en réaction ? Deux raisons peuvent être avancées.
Tout d’abord, il s’agit d’un sujet sensible, fortement lié à des aspects de comportement personnel ou des traits de personnalité et pouvant sembler difficilement objectivable. Certaines situations se situent à la frontière entre harcèlement moral et risques psychosociaux (RPS) – même si le premier peut alimenter les seconds, et inversement. Ensuite, la gouvernance des entreprises ne perçoit pas toujours l’importance de cette question en termes d’impacts négatifs sur l’efficacité organisationnelle. Elle commet là une erreur majeure. En effet, la QVT ainsi que des relations professionnelles bien nourries et positives, sont génératrices de performance – comme en témoigne, entre autres, une étude de 2020 de la DARES.
Revenons aux obligations légales faites aux entreprises afin d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale de leurs salariés. En matière de harcèlement au travail, elles doivent notamment :
- Déployer un système de prévention : actions d’information (notes de service, guides remis à l’embauche par exemple), sensibilisation aux risques professionnels, formation, mesures facilitant le repérage de faits de cette nature… ;
- Agir immédiatement en cas d’alerte, en lançant une enquête interne garantissant la confidentialité des témoignages [2] et en prenant les dispositions nécessaires à l’égard de la victime présumée, en tout premier lieu [3] (prise en charge psychologique, réaffectation temporaire en accord avec la personne concernée).
La formalisation et la structuration de ces démarches permettent de poser des repères de nature à amortir les situations difficiles – à l’échelle individuelle comme collective. La crise sanitaire, avec les tensions économiques qui en résultent, en donne un bon exemple : quelles sont les limites à la pression qu’un manager peut mettre sur ses équipes ? À quel moment risque-t-il de tomber dans le harcèlement ? N’oublions pas qu’en dehors des personnalités ouvertement « adeptes » de ces pratiques délétères, il existe de nombreux harceleurs qui s’ignorent.
Une politique de prévention inscrite dans une vision systémique et partagée [4]
Le harcèlement au travail peut résulter du mode de management, de l’organisation du travail ou de changements organisationnels. Un exemple avec des charges de travail inadaptées donnant lieu à une stigmatisation de certains collaborateurs par leurs managers, en cas de non-atteinte des objectifs. On saisit là la dimension systémique de la prévention du harcèlement au travail, laquelle suppose de mettre l’accent sur la prévention primaire, qui consiste à éviter le risque à la source. La mise en place de plans d’actions collectifs « à froid », qui interrogent les impacts RPS de tout projet dans l’entreprise, en constitue une bonne traduction opérationnelle.
Par ailleurs, s’il est important d’établir un règlement anti-harcèlement qui détaille les actes prohibés ainsi que les sanctions encourues – et de le partager avec tous les acteurs de l’entreprise -, cela ne supprime pas les risques. La direction a donc intérêt à favoriser les remontées du terrain : micro-signaux d’un malaise interne, vulnérabilités individuelles, relations de travail problématiques voire toxiques. Dans cette perspective, l’intelligence émotionnelle et relationnelle des managers (comme celle de l’ensemble des collaborateurs !), constitue un atout décisif. La sensibilisation et la formation des lignes managériales aux situations de harcèlement au travail font également figure de leviers fondamentaux. À cet égard, les formations en mode coaching comportant un volet dédié à la qualité relationnelle au sein de l’équipe, permettent de faire émerger les toxines relationnelles dominantes ainsi que les comportements limitants qu’elles engendrent, et de trouver des antidotes[5].
Notons qu’une certaine sensibilité à la qualité relationnelle dans l’entreprise au sein d’un CODIR, voire un véritable engagement de ce dernier, sont de puissants leviers de veille et de prévention.
Une culture de la confiance pour saper le harcèlement au travail à la base
Les décisions de la Cour de cassation évoquées précédemment témoignent de la reconnaissance à demi-mots par les juges du fait que les entreprises ne sont pas suffisamment « armées » pour construire une enquête de qualité – lorsque des pratiques de harcèlement moral ou sexuel adviennent. Dans cette perspective, ils autorisent les entreprises à faire appel à un organisme tiers disposant d’une méthodologie éprouvée pour mener à bien cette démarche. Des intervenants externes sont par ailleurs exempts d’enjeux dans les structures où ils sont missionnés. Leur présence permet aux salariés de se sentir plus libres de s’exprimer, et davantage écoutés.
Si un climat de confiance est requis à ce stade, la confiance « tout court » doit constituer un élément structurant de la culture d’entreprise ! Car elle concourt de façon significative à désamorcer les pratiques de harcèlement au travail, en amont.
Suivre la logique de prévention des risques associés à l’outil de production est une bonne option pour les entreprises dans leur lutte contre le harcèlement au travail. L’implication de la direction et du top management se révèle cruciale pour démontrer aux collaborateurs l’importance accordée à cette question. En instaurant et en animant une culture de la confiance, les entreprises se préparent par ailleurs à gérer de nouveaux risques de harcèlement – liés à la dégradation des conditions de travail et à la fragilisation de la santé mentale de certains salariés depuis le début de la pandémie.
[1] Parmi les lois récentes : la loi n°2018-703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes (complétée par une circulaire du 3 septembre 2018) et la loi n°2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Il s’est notamment agi de préciser la notion de répétition des actes, lorsque les faits de harcèlement au travail émanent de plusieurs personnes.
Plusieurs articles du Code du travail et du Code pénal traitent par ailleurs du harcèlement moral ou sexuel.
[2] L’enquête n’est pas nécessairement contradictoire au regard des derniers développements de la jurisprudence (décisions de 2021) : elle peut en effet être réalisée sans informer le prétendu harceleur.
[3] Si les faits sont établis et avérés, l’employeur peut engager une procédure disciplinaire à l’encontre de l’auteur des faits de harcèlement.
[4] Avec l’ensemble des acteurs ou interlocuteurs de l’entreprise, représentants du personnel et médecine du travail inclus.
[5] Pour en savoir plus : consulter les travaux du Pr John Gottman.
Article rédigé avec le concours de :
Emilie Zieleskiewicz, associée-fondatrice du cabinet Z&A, spécialisé en droit du travail
Claude Bouyer, coach professionnel concepteur de la formation des managers de transition CAHRA, coach référent pour Humanely et directeur associé de Cuestiones Clave
Emmanuel Buée, président-fondateur de CAHRA.