Innovation Jugaad : un modèle alimenté par l’ingéniosité et l’empathie – selon Navi Radjou
Changement climatique, crises migratoires, pénuries de matières premières et de composants électroniques, inflation liée à la guerre en Ukraine… Le mode de fonctionnement des organisations, et l’économie tout entière, se trouvent bouleversés. Peut-on continuer à innover et, plus largement, à produire, comme on le faisait dans les années 2000, voire au 20e siècle ? Dialogue avec le chercheur, speaker et consultant en innovation & leadership Navi Radjou, autour de l’édition augmentée de son ouvrage de référence[1] L’innovation Jugaad – Redevenons ingénieux !
Dans votre livre, vous mettez en exergue plusieurs exemples de « résilience créative, voire transformative » ayant contribué au bien commun, dans les premiers mois de la crise sanitaire. Une contrainte forte est-elle indispensable pour produire de l’innovation Jugaad[2] ?
Selon l’expression consacrée, la nécessité est mère de l’invention. Dans cette optique, la rareté peut sans doute être qualifiée de grand-mère de l’invention ! Durant les premiers mois de la crise sanitaire, nous avons dû faire face à une pénurie de masques et de respirateurs. Une telle contrainte de ressources a généré un besoin d’innovation rapide, car des vies en dépendaient ! Durant cette période, on a donc assisté à un mini « âge d’or » de l’innovation Jugaad, si j’ose le formuler ainsi : bien que la France soit connue pour sa forte dimension étatique, une plus grande souplesse a permis l’émergence d’initiatives de nature variée, souvent locales ou régionales, porteuses de solutions ingénieuses. Pour revenir à la notion de contrainte, dans les pays du Sud elle est la norme ; en France, elle a fait figure d’exception.
Faire de l’adversité une opportunité, tel est le premier principe du Jugaad…
Exactement. Avec l’innovation Jugaad, nous devenons – en quelque sorte – des alchimistes. Cette crise sanitaire a été perçue comme une malédiction : on appréhende rarement un bouleversement comme un don du ciel… Au-delà du fatalisme auquel le cerveau humain peut facilement céder, la fuite est une autre réaction possible, Une autre encore consiste à « plonger dans la crise » pour tenter de transmuter l’énergie négative en énergie positive. C’est la voie de ce que je qualifie ici d’alchimie. En changeant le regard porté sur une épreuve, il devient possible de se « réinventer » et d’innover, pour le bien commun.
Puisque le Jugaad n’est « ni une méthode ni une stratégie » mais « un état d’esprit », n’est-ce pas l’une des évolutions les plus délicates à opérer – en entreprise comme dans la Société ?
Tout à fait. Je distinguerais trois niveaux. Le niveau 1 tient dans les pratiques (le quoi), le niveau 2 concerne les principes (le comment) et le niveau 3, beaucoup plus tacite et subtil, s’enquiert du pourquoi / pour quoi. Il s’agit ici des perspectives, et de l’état d’esprit. Or nous sommes rarement conscients de ce qui le sous-tend… Dans les organisations, l’état d’esprit équivaut à la culture d’entreprise. Pour la faire évoluer, cela prend du temps car elle est solidement enracinée : tout changement peut même revêtir un caractère traumatique, la dimension émotionnelle jouant un rôle significatif. On touche en effet à l’identité – de l’entreprise, et des individus qui la composent.
Néanmoins, à propos du Jugaad, je parlerais davantage d’enrichissement que de changement. Car il n’est pas question de se débarrasser d’un état d’esprit cartésien, par exemple ! Il s’agit plutôt d’élargir, d’approfondir ou de moduler notre intelligence rationnelle que de « changer ». Dans l’innovation Jugaad, on fait appel à l’adaptabilité, au changement d’angle – comme avec une caméra. Parfois il faut zoomer, parfois dé-zoomer. Le N&B peut être de rigueur, quand la couleur sera indispensable à d’autres plans ! Pour moi, l’innovation Jugaad est avant tout « dynamique » : elle repose sur la versatilité dans les perspectives, la polyvalence dans la posture, et une forme de flexibilité dans le comportement.
L’innovation Jugaad peut-elle se déployer sans mobilisation de l’intelligence collective ?
Voilà un point important. Si, en tant que manager, je ne suis pas capable de moduler, je dois m’assurer que, dans mon équipe, figurent des collaborateurs dont les perspectives sont complémentaires des miennes. Prenons l’exemple du lancement d’un produit sur un nouveau marché, encore mal connu de l’entreprise : si, dans l’équipe qui le pilote, quelques personnes ont une connaissance préalable du marché en question, elles vont pouvoir anticiper certains problèmes. Quand on parle de résilience, on pense toujours à la réaction dont on fait preuve… Mais la résilience est aussi proactive ! À l’inverse, le manque de mixité dans une équipe – avec des collaborateurs aux parcours trop similaires -, peut constituer une faiblesse en matière d’innovation, qu’elle soit Jugaad ou non. On observe malheureusement un décalage entre l’homogénéité de la classe dirigeante et l’hétérogénéité grandissante des marchés, voire de la citoyenneté.
Comment s’articulent les trois attributs de l’innovation Jugaad – l’agilité, la frugalité et l’inclusion ? Car elle ne se résume pas à la frugalité…
En effet. L’agilité d’esprit permet de ne pas paniquer face à un problème, et de l’analyser. Elle conduit aussi à consulter ses pairs, à réfléchir avec les autres – on est donc dans l’inclusion. Par ailleurs, comme on dispose de peu de ressources, on va faire preuve de frugalité par défaut. On tente soit de contourner le problème, soit de le transformer en opportunité. D’une certaine façon, l’innovation frugale s’inspire du personnage TV de MacGyver[3] !
Pour revenir à la question, l’agilité concerne l’état d’esprit, la frugalité s’ancre dans l’action, et l’inclusion relève de l’impact. Quand on innove, on cherche souvent à « inclure » certaines populations – comme ce fut le cas avec la création du sms par exemple, destiné initialement aux personnes sourdes.
Faisons à présent un bref flashback : la paupérisation des classes moyennes, en France et au Royaume-Uni, a commencé au lendemain de la crise de 2008-2009. Quand la 1re édition de L’innovation Jugaad est parue [en 2013, ndlr], nous avons rappelé – avec mes coauteurs – que la dimension frugale de l’innovation Jugaad visait avant tout à rendre l’innovation accessible au plus grand nombre. C’est ce que font les innovateurs dans les pays du Sud[4] – en matière d’éducation, de santé, de biens de consommation, etc. L’innovation n’a de sens que si elle s’adresse au « pays réel ». Voilà pourquoi le concept de sobriété me paraît décalé, voire insultant : une grande partie des Français « expérimente » la sobriété depuis quelque temps déjà ! L’appel récent à la sobriété ne concerne, in fine, que les CSP+ qui viennent juste de la « découvrir » …
Dans l’ouvrage, vous répertoriez plus de cent exemples d’innovation Jugaad opérée en régions. Parmi eux, la start-up nantaise Handi-Gaspi, créée par trois entrepreneures, qui fabrique des biscuits bio à partir d’invendus alimentaires et emploie des personnes handicapées[5]. La démarche systémique qu’elle a adoptée est-elle décisive ?
Cet exemple illustre pleinement les synergies entre agilité, frugalité et inclusion. Peut-on à la fois lutter contre l’exclusion sociale et le gaspillage alimentaire ? Très souvent, on estime que l’on va résoudre les problèmes les uns après les autres. La pensée systémique conduit à envisager les choses autrement. Pour moi, c’est une faculté d’agilité. En s’attaquant à deux problèmes en même temps, Handi-Gaspi pratique de fait la frugalité : les trois ingénieures agroalimentaires ont associé et coordonné les solutions qu’elles envisageaient. En ce sens, on peut dire que l’agilité (mentale) dispose d’une primauté en matière d’innovation Jugaad : c’est d’elle que découle un modèle économique frugal, et inclusif. Une inclusion qui est tout aussi sociale que territoriale – puisque Handi-Gaspi travaille avec des boulangers locaux.
L’exemple ci-dessus illustre aussi le fait que l’innovation Jugaad s’apparente davantage à un nouveau savoir-être qu’à un nouveau savoir-faire, n’est-ce pas ?
Absolument. Les trois fondatrices de Handi-Gaspi ont cherché à se connecter à elles-mêmes, et aux autres, avant de mobiliser leurs hard skills. Le cas échéant, elles auraient pu trouver une solution uniquement technique à la problématique des invendus alimentaires. Bien entendu, leurs compétences strictement professionnelles leur ont servi ! Mais elles se sont appuyées, au préalable, sur leur savoir-être.
Alors, de quoi s’agit-il ? Avant tout, de s’ouvrir au monde et de se montrer réceptif – de se laisser émouvoir. Pour moi, le Jugaad relève beaucoup du cœur, et de l’âme. L’esprit – le fait de comprendre comment résoudre un problème -, relève, lui, du savoir-faire. Or, adopter le Jugaad uniquement comme un savoir-faire, c’est se priver d’une grande partie de son impact. Il sera difficile de pérenniser l’adoption du Jugaad si on l’envisage exclusivement comme un outil. À l’inverse, plus on va pratiquer le Jugaad, plus on va se laisser transformer et découvrir qui l’on est. Et l’on apprend aussi à valoriser nos ressources intangibles – l’ingéniosité, l’empathie, la compassion, l’intuition… Mansukh Prajapati, l’inventeur indien d’un réfrigérateur autonome en terre cuite qui fonctionne sans électricité – le Mitti Cool – en est une parfaite illustration. Il n’est pas ingénieur, mais potier ! Et il est parti de ce dont il disposait.
En France, de nombreuses initiatives d’innovation Jugaad sont issues des territoires. Alors que la décentralisation a porté ses fruits de façon très inégale, la « reterritorialisation » en serait-elle l’avenir ?
Je le crois profondément. En 2020, le plus grand fabricant de masques en France, le groupe Kolmi-Hopen, dont l’usine est située près d’Angers, a « emprunté » temporairement du personnel technique à Scania, un fabricant de poids lourds basé dans le même territoire. Grâce à ces nouvelles compétences, Kolmi-Hopen a pu faire tourner son usine sept jours sur sept et 24h sur 24, doublant ainsi la production de masques en un temps record. Ce partage de compétences entre Kolmi-Hopen et Scania a été possible grâce à « Solutions partage Angers », une plateforme collaborative de partage de ressources, y compris de salariés, entre entreprises du territoire[6]. Peut-on imaginer plus grand impact que cette initiative-là ?
Cela n’empêche pas l’hybridation de deux approches de l’innovation d’être tout à fait envisageable. Les PME, dans les territoires, savent innover plus vite, et mieux, avec le Jugaad. Mais les grands groupes permettent de passer à l’échelle… Des synergies sont donc possibles. Et puis, n’oublions pas qu’il n’y a pas UNE, mais DES, innovations Jugaad ! Si l’on pense à la crise climatique, elle affecte différemment les territoires. Ces derniers font face à des contraintes, et disposent de ressources, distinctes. Par ailleurs, la nature des solutions apportées va varier. Car il s’agit bien de partir des ingrédients disponibles localement pour élaborer la recette, et non l’inverse.
BIO EXPRESS – NAVI RADJOU
Chercheur, speaker et consultant en innovation & leadership, Navi Radjou a coécrit L’Innovation Jugaad – Redevenons ingénieux ! (première édition, 2013, et édition augmentée, 2023), avec Jaideep Prabhu et Simone Ahuja. On lui doit également le Guide de l’innovation frugale – Les 6 principes clés pour faire mieux avec moins (avec Jaideep Prabhu) et Donner du sens à l’intelligence : Comment les leaders éclairés réconcilient business et sagesse (avec Prasad Kaipa, préfacé par Matthieu Ricard). Fellow de la Judge Business School à l’Université de Cambridge, il a notamment remporté le prestigieux Prix Thinkers50 Innovation Award en 2013, décerné à un penseur en management qui redéfinit notre façon de penser et de pratiquer l’innovation. Franco-américain, Navi Radjou est né et a grandi en Inde, à Pondichéry.
Pour en savoir plus sur le management de transition et notre actualité, suivez CAHRA sur les réseaux sociaux : LinkedIn, Twitter et Youtube.
[1] L’innovation Jugaad – Redevenons ingénieux ! édition augmentée, de Navi Radjou, Jaideep Prabhu et Simone Ahuja. Éditions Diateino, 2023.
L’édition originale, devenue best-seller international, a été publiée en 2013.
[2] Jugaad est un mot hindi signifiant « capacité ingénieuse à développer rapidement une solution simple et efficace, avec des moyens limités, dans une situation de contraintes ».
[3] MacGyver est une série TV américaine diffusée de 1985 à 1992. En 2016, un reboot a vu le jour, et la nouvelle série a duré 5 saisons.
[4] Un exemple d’innovation Jugaad retient particulièrement l’attention : l’invention, par l’Indien Mansukh Prajapati, d’un réfrigérateur autonome en terre cuite, qui fonctionne sans électricité – le Mitti Cool.
[5] Handi-Gaspi remplit ainsi plusieurs objectifs de développement durable (ODD) définis par les Nations-Unies.
[6] Cette plateforme a été développée par l’Aldev (Angers Loire Développement) en partenariat avec l’Aract Pays de la Loire, l’ANDRH Loire Atlantique, et Factoryz.