Innovation RH : rien n’est possible sans co-construction ni cohérence globale – selon Michel Barabel
L’innovation rythme notre quotidien, s’invitant dans tous les domaines. Mais de quoi parle-t-on précisément quand on mobilise cette notion ? Et comment une idée se mue-t-elle en innovation RH ou managériale ? Quels exemples inspirants peut-on convoquer, pour acculturer et/ou accompagner les organisations dans leurs propres réflexions et déploiements ? Dialogue avec Michel Barabel, professeur affilié à Sciences Po Executive Education et directeur des publications du Lab RH, coauteur d’un ouvrage de référence en la matière.
Coécrit avec Olivier Meier et Sophie Loeuilleux, votre livre Innovations RH et managériales – 70 pratiques innovantes pour passer à l’action prolonge le tout premier ouvrage publié par Le Lab RH en 2017, Innovations RH : passer en mode digital et agile. Pourquoi cette « suite » ?
Quand il est fondé en 2015, le Lab RH[1] est une association qui accueille majoritairement des start-up. Sa mission est d’évangéliser le marché avec les solutions RH et managériales développées par ces entités, auprès de grandes entreprises. Progressivement, 80 grands comptes vont en devenir membres et adhérents à leur tour, pour créer un écosystème au service de l’innovation RH.
Deux ans plus tard, le premier ouvrage du Lab RH est publié aux éditions Dunod. Il vise à partager la philosophie du Lab RH et l’impact du digital sur la fonction RH. La seconde partie du livre s’apparente à un annuaire : des solutions de start-up sont présentées, ainsi que les convictions qui les ont forgées.
En 2022, fort d’un travail préparatoire de 24 mois, un nouvel ouvrage paraît avec la volonté – en miroir – de présenter des innovations managériales ou RH réalisées cette fois par les équipes RH d’organisations publiques et privées. L’ambition est de transmettre des retours d’expérience concrets d’acteurs déployant des solutions innovantes au service des collaborateurs.
L’ouvrage est aussi plus « incarné » que la plupart des ouvrages d’innovation RH ou managériale déjà publiés, n’est-ce pas ?
En France, on trouve de nombreux livres très conceptuels qui cherchent à décrypter les mécanismes de l’innovation. Ces ouvrages comportent parfois des exemples mais, rarement, des cas détaillés. D’où le parti-pris que nous avons adopté : donner à voir un maximum d’innovations RH – 70 en l’occurrence -, structurées par thèmes, du recrutement à la RSE en passant par le développement des compétences. Chaque chapitre comporte par ailleurs des conseils d’experts ET des cas pratiques. On découvre ces derniers via l’objectif de l’innovation pour l’équipe qui l’a mise en œuvre, les problèmes qu’elle a rencontrés, le calendrier qui a été suivi, des illustrations et des graphiques, les succès et/ou facteurs qui expliquent la réussite, notamment dans le cadre d’une coopération grand compte / start-up… En résumé, il s’agit d’une boîte à outils inspirantes destinée aux professionnels RH – et au-delà !
Mais alors, qu’est-ce que l’innovation – dans ces champs très précis ? Sachant que l’innovation de nature RH a été beaucoup moins explorée par la recherche que l’innovation managériale, jusqu’à présent…
Depuis les travaux de Gary Hamel[2] [Professeur invité à la London Business School, cofondateur de Strategos et directeur du Management Lab, auteur de plusieurs livres de référence – ndlr], l’innovation managériale est décrite comme « tout ce qui modifie substantiellement la façon dont sont effectuées les tâches de management, ou [le mode de fonctionnement] des structures organisationnelles ». Cela reste néanmoins très large. D’où une autre proposition : l’innovation managériale est tout ce qui n’appartient pas au modèle du management traditionnel – liens de subordination, silos, modèle pyramidal, « petit chef », carotte-bâton…
A contrario, aucun article de recherche ne définit véritablement l’innovation RH. Ce sont plutôt la presse, les influenceurs et les start-up – ou le terrain, les équipes RH – qui s’en sont saisis. Quand on parle d’innovation RH, on parle aussi bien d’innovation incrémentale (amélioration de l’existant) que d’innovation de rupture (transformation radicale des pratiques existantes), d’innovation pionnière (déploiement de quelque chose qui n’a jamais existé ailleurs) que d’innovation d’amélioration (l’innovation existe déjà ailleurs mais elle est « nouvelle » pour l’entité qui la déploie).
Globalement, en RH comme en management, nous avons observé, via ces 70 cas, davantage d’innovations incrémentales et d’évolutions qui renouvellent le quotidien des salariés ou la culture d’une entreprise en particulier, que d’innovations RH révolutionnaires pour l’ensemble des organisations.
Par ailleurs, comme pour l’innovation managériale, l’innovation RH se définit en contrepoint du modèle traditionnel. Historiquement, la fonction RH est de nature administrative, elle délivre des actes et crée des processus en étant focalisée sur le court-terme et l’excellence opérationnelle. Quand on parle d’innovation RH, on se réfère donc à des politiques centrées sur les salariés où l’on cherche à leur faire vivre une meilleure expérience. Ces politiques RH embrassent des questions de transformation sociétale, écologique, technologique ou sociale.
Peut-on dire qu’il existe des degrés différents d’innovation RH ?
Oui. La plupart des innovations RH restent relatives, dans le sens où elles ont ce caractère pour certaines entreprises, mais pas pour d’autres. Dans mon nouveau livre coécrit avec Pierre Monclos chez Dunod, Quand les start-up, scale-up et licornes réinventent les RH, les innovations pilotées par les DRH de licornes ou scale-up portent sur la transparence totale notamment des salaires, la liberté d’organisation (congés illimités, flexibilité des temps et des espaces de travail), la semaine de 4 jours, le radical candor (hyper-exigence et hyper-bienveillance), les OKR[3], la culture du feedback ou l’entreprise apprenante dans sa quintessence. Ce type d’innovation RH peut sembler plus « innovant » mais, là encore, nos recherches montrent qu’on identifie presque toujours une entreprise traditionnelle qui l’a déployée bien avant les start-up !
En toute hypothèse, l’innovation incrémentale comme l’innovation de rupture ont un impact significatif – et positif le plus souvent – sur le quotidien des salariés. À condition d’avoir répondu à un besoin prioritaire des collaborateurs (éviter le gadget), trouvé le bon partenaire et avoir su coopérer, avoir déployé une conduite du changement pertinente… D’où l’importance de s’intéresser aussi aux échecs ou erreurs commises, et de partager des conseils pour permettre de s’inspirer de ces différents retours d’expérience – et réussir son « innovation RH ».
Pour que l’innovation RH ou managériale produise les effets attendus, la confiance (ou capital relationnel) est décisive. L’innovation repose-t-elle avant tout sur des compétences et comportements humains[4] ?
Si l’on se contente d’une approche instrumentale pour générer des pratiques plus épanouissantes ou de meilleures performances, on se leurre. C’est en général la capacité à intégrer un outil à ses pratiques professionnelles au quotidien qui va faciliter la vie et produire des changements significatifs sur l’expérience des salariés dans l’entreprise.
À cet égard, dans le livre, l’expert Thibault Perrin [PhD, manager R&D chez Great Place To Work® France – ndlr] s’appuie sur des travaux de recherche menés par Great Place To Work en partenariat avec le laboratoire public du CERGAM à l’IAE Aix. Selon lui, une « culture de l’innovation » se développe au fur et à mesure, grâce à deux piliers. Primo, l’innovation visée doit répondre à de vraies préoccupations et à des besoins spécifiques des salariés : elle apporte une solution à des irritants, des problèmes qui dégradent leur expérience. Secundo, l’innovation en question va permettre une amélioration de l’expérience des salariés, et/ou de leurs performances. C’est ce qui les poussera à avoir envie d’en déployer de nouvelles !
In fine, toute innovation RH ou managériale sera d’autant mieux acceptée qu’elle aura été co-construite avec les équipes – ou que ces dernières auront été consultées avant le stade du déploiement. Cela peut se faire dans le cadre d’ateliers de design thinking, via des hackathons ou des cercles d’échange. D’ailleurs, que l’on pense à l’innovation RH ou à d’autres sujets, les séances de co-développement se généralisent dans les équipes RH des grands groupes, tout comme la volonté de mobiliser l’intelligence collective. Ces pratiques ou approches permettent en effet de réagir plus vite, de mieux répondre à la complexité de nos environnements professionnels soumis à de multiples turbulences. Et cette co-construction concerne aussi la collaboration avec les start-up : un matching culturel doit exister, avec des équipes techniques – au sein des start-up – capables de s’adapter et de prendre en compte les écueils qui vont surgir de façon inopinée.
Dans l’ouvrage, l’innovation RH proposée par APRIL Madrid et la start-up Cocoworker[5], est révélatrice : le « mieux travailler ensemble », et le « mieux travailler » tout court, passent par une série de petits pas ou de micro-actions à l’impact majeur !
Tout-à-fait. Le cas APRIL, c’est avant tout une révolution du management de la performance : on passe d’un entretien annuel avec son N+1 à une culture du feedback où l’on va faire des retours beaucoup plus réguliers aux individus, pour leur permettre de progresser en continu. Le rythme de nos vies professionnelles s’est accéléré et les marqueurs managériaux d’il y a 10 ou 15 ans ne fonctionnent donc plus ! Cela ne remet pas en cause leur pertinence passée mais, aujourd’hui, ils sont devenus inopérants.
Parmi les facteurs de l’environnement professionnel ayant changé, on trouve le rapport à l’autorité : on attend avant tout de notre N+1 qu’il nous aide à grandir et à développer nos compétences, ce qui implique des échanges et/ou « retours » beaucoup plus fréquents. Dans un sens, cette évolution paraît naturelle ! Toutefois, pour des managers biberonnés au modèle hiérarchique et descendant durant des années, ce changement de paradigme « secoue ». Cela explique que l’on soit encore dans un entre-deux dans de nombreuses organisations.
Pour avancer, il faut aussi comprendre que le changement est permanent – même si la formule relève de l’oxymore. Cela signifie qu’à terme, on ne parlera peut-être plus « d’innovation » mais « d’amélioration continue », pour mener des transformations RH et managériales qui ne seront plus abordées de façon séquentielle mais continue. Ce faisant, les résistances seront moindres car on sortira des modèles figés.
Autres domaines impactés par l’innovation RH : la QVCT et la RSE. Or, selon Nolwenn Anier d’une part, Martin Richer de l’autre[6], trop d’organisations sont encore dans le déclaratif en la matière, voire hors sol ! Attention donc à ne pas « se contenter » d’une solution digitale sans adopter une vision systémique ?
Attention, oui. Il faut comprendre que ce n’est pas la nature « incroyable » d’une innovation – dans le domaine de la QVCT, de la RSE ou autre – qui va faire la différence, mais la capacité à créer des grappes de pratiques, et des configurations RH cohérentes entre elles.
Prenons un exemple : pour susciter l’adhésion des équipes, il ne suffit pas de rendre le management plus horizontal. Si, en parallèle, la politique de rémunération récompense la performance individuelle et que la promotion interne concerne exclusivement les managers, l’innovation portant sur la culture managériale va « contredire » tout ce qui existe par ailleurs ! Les équipes et les managers vont être soumis à de telles injonctions paradoxales que l’innovation ne va pas porter ses fruits… avec même le risque d’aggraver la situation initiale.
Toute innovation doit être pensée, puis déployée, en cohérence avec l’ensemble des politiques et pratiques RH. Elle peut alors avoir un impact étonnant !
BIO EXPRESS – MICHEL BARABEL
Administrateur et directeur des publications du Lab RH, par ailleurs Professeur affilié à Sciences Po Executive Education, Michel Barabel est maître de conférences à l’Université Paris Est. Rédacteur en chef adjoint du MagRH, on lui doit une vingtaine d’ouvrages, dont les récents Concepts et théories en management, coécrit avec Olivier Meier (éditions EMS, 2022)et Le défi des soft skills – Comment les développer au 21e siècle ?, coécrit avec Jérémy Lamri, Todd Lubart et Olivier Meier(Dunod, 2022). Son dernier ouvrage en date, Quand les start-up, scale-up et licornes réinventent les RH, coécrit avec Pierre Monclos, est paru en octobre 2023 chez Dunod.
[1] Le Lab RH est une association Loi 1901, cofondée par Jérémy Lamri et Boris Sirbey en 2015. Cet écosystème collaboratif regroupe des acteurs innovants dans le domaine des ressources humaines pour fédérer, dynamiser et promouvoir l’innovation RH en France. “Inspirer les RH pour les rendre acteurs du futur du travail”, telle est l’ambition du Lab RH.
[2] Dans son ouvrage The Future of Management (Harvard Business School Press, 2007), Gary Hamel a distingué 4 types d’innovation tout en faisant émerger le concept d’innovation managériale. On lui doit également What Matters Now et, avec Michele Zanini, Humanocracy : Creating Organizations as Amazing as the People Inside Them.
[3] OKR : Objectives and Key Results.
[4] Une interview à consulter sur le blog de CAHRA dans cette perspective : celle du chercheur, speaker et consultant en innovation & leadership Navi Radjou : INNOVATION JUGAAD : UN MODÈLE ALIMENTÉ PAR L’INGÉNIOSITÉ ET L’EMPATHIE.
Dans Innovations RH & managériales, l’expert Jérôme Friteau (DRH et de la Transformation de la CNAV et de l’Assurance Retraite, administrateur du Lab RH) évoque l’innovation RH en mode frugal. La frugalité est l’une des dimensions de l’innovation Jugaad.
[5] APRIL Madrid propose des solutions d’assurance et prestations d’assistance aux particuliers. La start-up Cocoworker a développé une application permettant d’améliorer significativement les relations entre pairs ou N+1 / N-1, et de fidéliser les salariés.
[6] Nolwenn Anier est Docteur en psychologie, spécialiste des risques psychosociaux.
Martin Richer a fondé et dirige Management & RSE, un cabinet de conseil expert de l’intégration de la responsabilité sociétale et environnementale dans la stratégie des organisations. Directeur de l’Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po, il est responsable du pôle Entreprises, Travail, Emploi, au sein de la Fondation Terra Nova.
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