Intelligence collective & mouvement : le duo gagnant de Jean Staune pour l’entreprise
Dans son ouvrage, L’intelligence collective, clé du monde de demain, le prospectiviste Jean Staune enquête sur les nouvelles formes d’entreprises (apprenantes et inclusives notamment) et les nouvelles modalités d’organisation du travail. Pourquoi s’agit-il du point d’entrée le plus pertinent pour proposer une alternative aux crises actuelles ? En quoi l’intelligence collective est-elle au cœur de ce projet ? Cahra, cabinet de management de transition, a rencontré l’auteur.
Après vous être appuyé sur certains principes des sciences fondamentales pour décrypter la digitalisation des entreprises et la transformation culturelle qu’elle induit [1], vous explorez dans votre nouvel ouvrage le potentiel de « renouvellement » managérial et sociétal de l’intelligence collective. Dans quelle perspective ?
Il y a effectivement un lien entre mon précédent ouvrage et celui-ci. En 2015, j’enquêtais sur les 5 révolutions à l’œuvre en parallèle (conceptuelle, technologique, économique, managériale, sociétale) et proposais des clés pour s’y adapter. Or il m’a semblé nécessaire de développer les deux derniers chapitres – consacrés à l’entreprise « à l’intérieur » (modes de management, entreprise libérée) et « à l’extérieur » (rôle social et sociétal) – en proposant de nouveaux exemples d’entreprises innovantes, dont je ne disposais pas en 2015. J’ai enquêté moi-même sur ces sociétés, au Maroc (OCP – Office chérifien des phosphates) et en France (Clinitex, Camif, groupe inov-On). À l’heure où nous doutons collectivement de nos représentants politiques, des médias, des syndicats – de tous les anciens « relais » qui structuraient la société -, la vie personnelle et le travail sont les seuls lieux dans lesquels nous restons impliqués. Aborder les solutions d’adaptation aux changements par le prisme de l’entreprise et du travail en général m’a donc semblé pertinent. Le recours à l’intelligence collective se trouve au cœur de ces solutions.
Dans le monde d’avant, l’entreprise devait se concentrer sur son cœur de métier pour réussir. Dans un monde VICA, ne serait-ce pas les flux qui deviennent décisifs ?
J’estime en effet que, dans un univers complexe, la concentration sur son cœur de métier s’avère mortelle. Si l’on procède par analogie, pourquoi le panda est-il en voie de disparition ? Parce qu’il est hyper spécialisé ; il ne peut manger qu’une seule espèce de bambou. Il en va de même pour une entreprise qui n’aurait qu’un cœur de métier et rien d’autre.
Ensuite, le management doit se faire de manière fluide, l’entreprise étant toujours en mouvement [2] pour ne pas devenir prévisible et risquer de se faire abattre par un sniper – autre analogie. D’où l’idée de gérer l’entreprise en dynamique, en regardant les flux d’argent, d’informations, de matières premières, qui rentrent et sortent.
On peut toutefois s’interroger : le mouvement… y compris sans but ?
Des personnalités comme François-Xavier Bellamy [3] prennent parti contre l’idéologie du changement où le mouvement devient une finalité en soi. Pourtant, si l’on regarde l’exemple de l’OCP, le seul objectif de départ est de « libérer les énergies ». Pour l’expliquer, je dirais que la volonté est de permettre aux gens d’avoir leur permis de conduire. Ils devront ensuite respecter le Code de la route mais pourront rejoindre la destination de leur choix. À l’OCP, il est possible de tout proposer – devenir n°1 des moteurs électriques alors que l’entreprise fabrique des engrais ; cultiver du quinoa sur d’anciens terrains miniers que l’on va réhabiliter – mais en suivant des règles précises. Il s’agit de le faire progressivement, en parlant à toutes les parties prenantes, en consultant les experts du sujet. S’inscrire dans ce qu’ils appellent l’Advice Process – un principe fondamental de l’entreprise libérée selon lequel, pour être autonome, la personne doit recevoir une formation minimale et savoir où trouver les informations adéquates pour son projet. .
Dans un monde complexe, on peut envisager de faire un mouvement « pour le mouvement » parce qu’il est transformateur. Il n’est pas absurde non plus de faire confiance à l’intelligence collective des foules, moyennant le fait qu’elles partagent certaines règles de fonctionnement et s’en dotent.
Justement, l’une des réponses les plus pertinentes aux défis actuels semble être l’intelligence collective. Que permet-elle dans l’entreprise ?
Soulignons tout d’abord que l’intelligence collective est une source d’énergie faiblement employée. Y recourir peut donc s’avérer source de progrès considérables ! À l’inverse du taylorisme par exemple, devenu un classique depuis un siècle et où tout a été étudié, disséqué, où les tâches ont été optimisées, etc.
Dans un monde où les collaborateurs sont éduqués, informés et où ils communiquent par divers types de réseaux, l’intelligence collective est en situation de donner libre cours à sa puissance. Avec elle, 1 + 1 = 3 ! L’intelligence collective permet en effet d’augmenter les capacités cognitives d’un groupe en vue de réaliser des tâches complexes, grâce à une multitude d’interactions préalables entre ses membres.
Il existe toutefois des contre-arguments : l’intelligence collective peut limiter la créativité car le groupe va choisir l’option « moyenne », celle qui fait consensus. Pour contrecarrer ces biais, on pratiquera la technique du fou du roi : confier un budget à des collaborateurs auxquels on ne croit pas forcément, « contracycliques » par rapport au reste des équipes, afin de voir ce que ça donne.
Au cœur de l’intelligence collective réside le principe de subsidiarité : en quoi consiste-t-il ?
La subsidiarité permet de laisser s’exprimer l’intelligence collective en faisant en sorte que chaque collaborateur puisse prendre les décisions qui concernent son travail direct, au lieu que cela revienne à sa hiérarchie. L’opérateur par exemple peut décider de quels outils il a besoin pour réparer la machine sur laquelle il travaille. À l’OCP, jusque récemment, pour une grue, c’était l’ingénieur qui délivrait les instructions de maintenance. Désormais, ce sont les grutiers qui fournissent ce type d’indications ; passant leurs journées dans la grue, ils connaissent mieux que quiconque son fonctionnement et les problèmes qui se posent. L’entreprise devient fractale [4] – comme le chou Romanesco dont chaque petite structure est une mini-pyramide elle-même constituée d’une mini-pyramide.
Cette méthode de management axée sur le principe de subsidiarité a été mise en œuvre par certains chefs d’entreprises dès la fin du 20e siècle – je cite dans l’ouvrage Bernard Martin (Sulzer Diesel France) et Jean-François Zobrist (fonderie Favi). La plus grande autonomie accordée aux individus et aux équipes aboutit à une plus grande responsabilité de leur part. Ainsi, lorsque les collaborateurs voient les commandes baisser, ils prennent eux-mêmes l’initiative de se rassembler et de réfléchir ensemble à ce qu’ils pourraient améliorer dans le fonctionnement de leur entreprise.
Vous écrivez que 80 % des tentatives de mise en œuvre de l’intelligence collective en entreprise, échouent. Comment l’expliquer ?
Il y a plusieurs obstacles, de différente nature. Beaucoup veulent aller trop vite ; la mise en œuvre peut avoir été mal préparée, ou être mal encadrée. Plusieurs méthodes s’avèrent efficaces – procéder « en souterrain » dans un premier temps par exemple (comme l’a fait Alexandre Gérard chez inov-On), avant de faire un big bang [5]. Pour favoriser l’émergence de l’intelligence collective dans son organisation, il ne suffit pas d’avoir assisté à une conférence ! L’appui d’un facilitateur, d’une personne extérieure à l’entreprise, est conseillé pour former les collaborateurs à animer des réunions par exemple, à aider à l’expression des idées de tous, etc. Certains collaborateurs pourront ensuite eux-mêmes être formés à la facilitation pour prolonger la dynamique sur le long-terme.
Avoir posé un cadre de confiance s’avère également décisif. Dans de nombreuses entreprises, les cadres vont se demander « ce qu’ils deviendront » si leurs collaborateurs gagnent en autonomie. Et, à l’inverse, des ouvriers peuvent garder leurs idées pour eux de peur que certains supérieurs hiérarchiques se les attribuent. Etc.
Si la confiance se construit progressivement, certaines pratiques ou rencontres s’avèrent favorables : à l’OCP par exemple, les parties de football y ont énormément contribué ! Jouer avec (et tacler !) son supérieur permet de faire évoluer les rapports sociaux dans une organisation.
Concluons sur la disparition de certains types d’emplois et l’émergence d’autres. On trouve peu de détails sur ces « nouveaux métiers », ceux que l’on évoque existant déjà. Or vous en citez un : le DRH-M, directeur des ressources « hommes-machines » ! La fonction principale des organisations sera donc de créer du lien, d’organiser les flux et les relations ?
Tout-à-fait. L’entreprise de demain sera nécessairement inclusive. La Camif développe cette approche en créant du lien social à tous les niveaux – entre ses salariés, ses salariés et ses clients, ses clients et ses fournisseurs et entre les clients entre eux.
En ce qui concerne le lien homme/machine, on le voit déjà dans certaines banques qui recourent à l’IA pour répondre aux mails notamment ; les conseillers peuvent ainsi se consacrer davantage à l’étude des besoins clients et à leur mission de conseil. La coordination des tâches et ressources devient dès lors primordiale.
En toute hypothèse, l’entreprise ne peut plus se voir aujourd’hui comme un ilot de richesse dans un océan de pauvreté. Elle doit développer sa dimension « apprenante ». L’OCP l’incarne en apprenant aux gens à pêcher, au lieu de leur donner des poissons selon la fameuse formule ; il s’agit de créer des compétences qui n’existent pas au Maroc. Moyennant certaines modulations, la démarche vaut pour tous les pays.
[1] Les clés du futur, éditions Plon 2015, réédition Pluriel – Fayard (poche). Jean Staune y établit un parallèle entre la théorie du chaos, venue bouleverser la certitude d’un univers stable, et la digitalisation des entreprises / l’accélération qu’elle produit, qui rendent caduques certaines des lois édictées pour régir les rapports dans l’entreprise.
[2] Cela peut générer un stress conséquent au sein des organisations.
[3] Professeur de philosophie, auteur et tête de liste Les Républicains aux élections européennes.
[4] Une figure fractale est un objet mathématique (courbe, surface, volume) dont chaque structure est invariante par changement d’échelle.
[5] Chez inov-On, ce big bang a notamment consisté à élire, dans une élection sans candidats, de nouveaux chefs d’équipe. Objectif : faire émerger ceux auxquels le collectif reconnaît les compétences nécessaires.
JEAN STAUNE – BIO EXPRESS
Philosophe des sciences et prospectiviste, Jean Staune est diplômé en économie, management, philosophie, mathématiques, informatique et paléontologie. Ancien collaborateur scientifique de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, il est aujourd’hui chargé de cours à HEC et expert de l’Association pour le Progrès du Management (APM). Jean Staune déploie également son expertise comme consultant en management auprès des entreprises. On lui doit les ouvrages Notre existence a-t-elle un sens ? La science en otage et Les clés du futur.