Intelligence émotionnelle : un levier clé du management et de la performance collaborative
Longtemps bannies de l’entreprise, les émotions réinvestissent le champ professionnel. Leur nature et leur activation restent néanmoins mystérieuses aux yeux du management et de la plupart des collaborateurs. Comment développer sa propre intelligence émotionnelle et évaluer celle des autres pour en faire un levier de coopération, de créativité, de productivité ? Réponses avec Lisa Bellinghausen, enseignant-chercheur à l’em Lyon et Emmanuel Buée, dirigeant-fondateur de CAHRA by H3O cabinet de management de transition.
De quoi parle-t-on quand on évoque l’intelligence émotionnelle ? Est-il possible de la développer ?
Lisa Bellinghausen : En résumé, l’intelligence émotionnelle consiste à savoir identifier le type d’émotion à l’œuvre chez soi ou chez l’autre, à déterminer son déclencheur et son intensité pour la réguler au besoin et à recourir à des émotions-ressources (ou émotions complémentaires) afin de co-réguler l’état émotionnel. Apprendre à accueillir l’émotion et en faire une alliée pour élaborer une stratégie permet d’agir sur la relation et sur la situation.
Dans le cadre de nos recherches, mon collègue de l’em Lyon Christophe Haag et moi-même avons mis au point un modèle d’évaluation de l’intelligence émotionnelle, le QEPro. Chacun découvre ainsi son profil émotionnel sur deux pôles de compétences (diagnostic des émotions, stratégie des émotions) et sept capacités émotionnelles. Un plan de développement peut être élaboré. La bonne nouvelle ? L’intelligence émotionnelle se perfectionne !
Emmanuel Buée : Chez CAHRA, au fil des missions de transition, nous avons réalisé que l’état émotionnel d’un groupe génère plus ou moins de résistance, d’investissement, d’implication, d’engagement, de créativité. Nos managers de transition ont donc commencé à « vérifier » l’état émotionnel des équipes avant d’engager leur action. Nous souhaitions aller plus loin mais ne savions comment faire… J’ai alors rencontré Lisa et Christophe Haag dont les travaux de recherche à l’em Lyon portent précisément sur l’intelligence émotionnelle, son évaluation et son développement.
En octobre 2018 lors du Forum RH de Nantes, CAHRA a proposé un Défi Émotions aux participants : dans quelle perspective ? Comment avez-vous travaillé conjointement pour l’élaborer ?
EB : Faire des conférences est très utile mais en matière d’émotion, l’expérimentation est plus puissante. Nous pouvons tous comprendre que telle émotion génère de la créativité ou de la productivité, c’est néanmoins en le vivant physiquement que l’on ancrera le processus en soi.
LB : Il est capital de ressentir et d’expérimenter l’impact des émotions sur la performance collaborative, en l’occurrence.
Nous avons conçu un défi sur le thème suivant : Les émotions sont-elles les amies du management – avec une première situation où l’objectif visé est la créativité et une seconde où il faut produire. Sachant que les participants arrivent dans des états émotionnels différents, on a constitué des groupes homogènes.
EB : On veille à ce que l’état émotionnel de départ des participants soit proche de celui que l’on souhaite induire via un processus très cadré. Il sera difficile de faire travailler des gens dans une humeur joyeuse s’ils sont angoissés. On s’assure aussi au préalable qu’ils n’aient pas vécu de conflit professionnel ou familial récemment pour ne pas risquer de les déstabiliser[1].
Les groupes travaillent séparément et l’on intensifie la joie, le plaisir ou l’angoisse modérée en agissant sur la gestion du temps, le nombre d’objectifs à atteindre, ou en demandant aux participants de rester debout par exemple. Ils débriefent ensemble à l’issue de l’expérimentation et découvrent l’impact de leur état émotionnel sur la productivité du groupe, sa créativité, sa cohésion.
Existe-t-il des émotions positives ou négatives « en soi » ?
LB : Non. On a longtemps pensé que, pour être créatifs ensemble, la joie était l’émotion la plus appropriée : c’est faux ! La joie est une émotion où l’on maintient le statu quo : certes, on est créatif car détendu, ouvert et que l’on s’autorise à imaginer des choses. Mais la vraie émotion de la créativité, c’est l’angoisse modérée. Il faut donc maintenir un climat permettant au collectif de rester focalisé, concentré. On y parvient en fixant des délais assez serrés et des challenges, dans un contexte clair qui rassure. Chacun se met alors au travail et les idées fusent ! Nous connaissons tous cela : nous avons du temps pour accomplir une tâche mais les idées ne viennent pas. Une fois le délai presque écoulé, d’un coup tout s’aligne !
EB : Un autre exemple avec l’intérêt, perçu comme positif, qui peut générer des dysfonctionnements dans une optique de productivité, s’il est présent à l’excès. Un ingénieur par exemple rentrera trop dans les détails : cela risque de ralentir le processus. L’intention de ce collaborateur est positive. Mais son intensité de questionnement peut agacer les interfaces. Cela générera également des tensions au sein des équipes.
Il est donc capital de pouvoir identifier l’état émotionnel de ce collaborateur. On mettra alors en place une stratégie pour le faire « retomber » et recréer le climat nécessaire à la productivité du collectif. Le fait d’avoir déjà expérimenté ce type de situation et d’émotion aide à adopter rapidement le comportement adéquat. Pour réengager le collaborateur dans une démarche proactive, on créera chez lui de l’empathie en faisant part d’un regret quant au manque de fluidité du processus : l’ingénieur va se reconcentrer sur la relation davantage que sur le contenu et le problème aura été désamorcé.
Certaines approches inspirées de la psychologie positive s’avèrent-t-elles limitantes si elles prônent exclusivement le bonheur ?
LB : La psychologie positive vue sous un certain angle, ou la communication non violente[2], peuvent en effet pousser à rechercher le « sourire permanent ». Je défends un autre point de vue : tout dépend de ce que l’on vise. Certes, globalement, le climat dans un collectif doit être davantage plaisant que déplaisant – le ratio idéal serait de cinq émotions plaisantes pour une émotion déplaisante. Néanmoins, dans des situations de performances précises – lorsqu’il faut être extrêmement focalisé pour produire par exemple -, l’angoisse modérée est plus constructive. Les résultats obtenus par les groupes lors du Défi Émotions l’illustrent.
EB : Dans certaines entreprises, le niveau de stress au travail est élevé. La solution prônée ; le Chief Happyness Officer déguisé en doudou géant vient faire des bisous aux salariés… C’est une caricature ! de la non considération !
À l’issue de ces expérimentations, effectuez-vous des retours d’expérience ?
LB : Constamment. Nous recherchons le juste équilibre entre la partie expérientielle et le méta, la prise de hauteur pour comprendre et analyser ce qui a été vécu.
Il s’agit aussi de bien faire comprendre notre message. Lors des séminaires, certains managers disent qu’ils refusent de manager par la peur quand j’évoque l’émotion-ressource de l’angoisse modérée. Mais l’émotion correspond à un pic : si un manager utilise l’angoisse modérée lors d’une réunion, lorsqu’elle s’achève il félicite ses collaborateurs d’avoir bien travaillé et induit une autre tonalité émotionnelle pour leur permettre de se ressourcer et de s’apaiser. À un moment donné, un coup de boosteur était nécessaire.
EB : Les réticences sont souvent liées à des situations de souffrance vécues ou observées, en lien avec des profils toxiques. Il est difficile d’accepter que les émotions puissent être « utilisées » …
LB : La crainte d’une manipulation existe. Mais savoir gérer les émotions permet de décoder l’émotion de l’autre et de se connecter à l’empathie : cela s’oppose à l’attitude d’un profil toxique qui recherche son propre bénéfice et ne se soucie en aucun cas du bien-être de ses collaborateurs !
Une intelligence émotionnelle élevée permet en outre de se protéger grâce au décodage émotionnel – si la personne heurte nos valeurs, si elle nous met très mal à l’aise constamment… Nous sommes alors capables de prendre les mesures adéquates pour changer l’environnement, ou pour changer d’environnement plutôt que d’y laisser notre santé.
Quel est l’intérêt de l’intelligence émotionnelle dans le cadre spécifique du management de transition ?
LB : Lorsqu’il arrive dans une entreprise, le manager de transition plonge dans un « bouillon émotionnel » car le changement à opérer fragilise certains services voire la totalité des effectifs. Il s’agit donc d’utiliser l’émotion comme levier de performance au service de la mission. Du point de vue des managers de transition, le décryptage des émotions doit constituer un moyen de vivre la mission aussi sereinement que possible.
Nous travaillons sur plusieurs volets avec Emmanuel :
- La « protection » du manager en l’aidant à se doter de solides compétences émotionnelles ;
- Sa capacité à décoder le climat émotionnel régnant dans l’entreprise ;
- Son aptitude à évaluer certains « points saillants » de l’intelligence émotionnelle de ses interlocuteurs ;
- Sa capacité à identifier quelles émotions peuvent être ressources ;
- Son aptitude à influencer le climat émotionnel si nécessaire.
Pour conclure, observez-vous un intérêt grandissant du management à l’égard de l’intelligence émotionnelle, de sa mesure et de son développement ?
LB : Intervenant depuis 2005 sur le stress et les émotions, j’observe un net changement de paradigme. En 2008, avec les vagues de suicides dans les grands groupes, l’enjeu des dirigeants était de réduire la souffrance pour ne prendre aucun risque. Aujourd’hui, ils pensent à utiliser les émotions pour dégager du bien-être et favoriser ainsi la performance. Autre point encourageant : ils veulent créer une cohérence dans leurs lignes managériales en formant tous leurs managers en même temps via des séminaires.
EB : Chez CAHRA, nous mettons en place un vaste programme dédié avec la finalisation d’une offre à destination des entreprises extérieures[3] et un cycle de formation en interne. Rien ne sera imposé. Je suis persuadé que les collaborateurs qui sont à l’heure actuelle assez « éloignés » seront convaincus par les bénéfices qu’ils verront chez les autres.
Bios express
Lisa Bellinghausen
Docteur en psychologie et fondatrice de Qualia Conseils, Lisa Bellinghausen est spécialiste de l’intelligence émotionnelle, de son développement et de sa mesure psychométrique. Elle accompagne et aide les managers et dirigeants à se « réaligner émotionnellement » en s’appuyant sur des pédagogies expérientielles. Au sein de l’em Lyon où elle intervient comme enseignant-chercheur, elle a co-développé un outil novateur, le QEPro.
Emmanuel Buée
Emmanuel Buée est le dirigeant-fondateur de CAHRA by H3O, ex H3O ressources de transition fondé en 2009 avec Philippe de Clerville (la structure du groupe H3O dédiée au management de transition).
Proposant des ressources managériales expérimentées aux entreprises qui opèrent le changement, CAHRA est en pointe en matière d’approches managériales innovantes (fondées notamment sur l’intelligence émotionnelle, relationnelle et systémique) et de travail collaboratif.
Emmanuel Buée a travaillé 5 ans dans l’industrie et 10 ans dans une société de services RH américaine, avant de mener sa première aventure entrepreneuriale.
[1] On s’en assure en leur demandant de choisir un smiley qui illustre leur état émotionnel de départ. On observe en parallèle leur comportement physique et on réalise une inclusion avec une météo où ils doivent exprimer leur état émotionnel actuel. Cela permet de détecter un manque de congruence éventuel entre le smiley de départ et les autres indicateurs.
[2] L’idée n’est pas ici de critiquer ces démarches mais d’en souligner les risques lorsqu’elles sont appréhendées de manière incomplète.
[3] Les entreprises pourront mesurer les bénéfices des ateliers que nous organisons et les développer directement chez elles.