La singularité, pour révéler la valeur unique d’une organisation et sa puissance d’agir
Quelle est l’essence de notre identité, à titre individuel ou pour un collectif ? Sur quoi se fonde la raison d’être d’une organisation ? Au cœur de ces interrogations se trouve la notion de singularité. Pour explorer ce concept qui transforme la vision de l’entreprise tout autant que son fonctionnement, Cahra management de transition a rencontré Patrick Mathieu, chercheur et CEO de l’unique cabinet de conseil français expert du sujet [1].
Vous travaillez depuis une vingtaine d’années sur la singularité. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette question ?
À 10 ans environ, je me suis demandé si chaque personne disposait d’un don spécifique. Je ne savais pas précisément ce que ça signifiait, mais j’avais l’impression que c’était important. Peu à peu, ce questionnement s’est affiné : avons-nous quelque chose, en nous, qui nous transcende ? Et j’ai pu répondre par l’affirmative : ce « quelque chose », c’est la singularité.
Avant de développer ce concept, j’ai travaillé dans le monde de la publicité : j’ai alors découvert ce qu’est une marque, une identité – à travers son expression. J’ai également évolué dans le milieu de l’art contemporain où j’ai approché la singularité vécue « jusqu’au bout » par les artistes. Or la singularité a à voir avec la création au sens large : on crée quelque chose qui nous est propre. Nous organisons le monde avec notre façon de faire les choses – voilà notre « don ». Tout cela en lien avec notre éthique personnelle.
Grâce aux recherches menées par mon cabinet, nous sommes en mesure d’aider les individus et les organisations à ouvrir cette voie pour capitaliser sur leur propre don. Chaque dirigeant, chaque entreprise, peut avoir un impact qui est vraiment le sien. De nombreuses organisations se contentent d’engager des actions en faveur de la RSE par exemple, de façon quasi standardisée. Elles sont ensuite déçues par ce qu’elles en retirent… À l’inverse, en découvrant et en développant sa singularité, on bénéficie d’un levier de transformation en profondeur, et d’une source de valeur considérable
Avec la singularité, il s’agit donc de se différencier – en créant une valeur unique – et de se réaliser ?
L’idée est de se réaliser, pour soi ou en tant qu’entreprise, mais aussi dans un environnement auquel on apporte quelque chose. Je cite souvent Picasso à cet égard : « Le sens de la vie est de trouver ses dons. Le but de la vie est d’en faire don aux autres. »
Pour bien comprendre ce qu’ouvre la singularité en contexte professionnel, on peut se référer aux niveaux de conscience. Une entreprise fabrique un produit, qui lui rapporte de l’argent ; elle s’inscrit dans un principe d’action/réaction. Mais elle peut aller plus loin : derrière ce qu’elle produit, il y a du sens, et cela la met en responsabilité vis-à-vis de son environnement, ainsi que ses collaborateurs. La parabole des tailleurs de pierre montre que tout métier peut avoir une lecture plus ou moins basique. En l’occurrence, le premier tailleur de pierres décrit son activité exacte : utiliser certains outils pour tailler des pierres. Le deuxième élargit la perspective en disant qu’il construit un mur. Et le troisième parle de bâtir une cathédrale.
Aujourd’hui, toutes les organisations sont convoquées à explorer leur singularité. Elles doivent assumer leur responsabilité sociétale et répondre aux attentes des jeunes collaborateurs qui ne se retrouvent pas dans les anciens modèles d’entreprises. Être en phase également avec les marchés financiers qui accordent une importance accrue aux critères ESG et à la compliance (= conformité, dans une acception juridique, financière et éthique).
En puisant des ressources dans ce qu’elles sont, elles entament un mouvement de transformation : le management, le fonctionnement interne et parfois même, les produits, vont être impactés. Le type de clients avec lesquels les entreprises travaillent, les investissements auxquels elles vont procéder, peuvent l’être aussi.
La singularité touche donc le système tout entier…
Absolument. Cette transformation, qui vient de l’intérieur, a des effets systémiques [2] si on l’opère vraiment. Notamment parce qu’une entreprise a de multiples parties prenantes, qui sont alors toutes concernées. En ce sens, le développement de la singularité peut bénéficier d’effets de leviers. Je m’amuse souvent à dire à mes clients qu’ils peuvent « faire des miracles » ! Je le pense vraiment. Certaines évolutions, qui paraissaient impossibles, se concrétisent moyennant le fait d’avoir posé les bons jalons. Chaque acteur doit aussi savoir qu’il dispose d’une puissance d’agir. En réalité, nous sommes tous Greta Thunberg ! Chaque salarié devrait être autorisé à avoir de l’impact sur son organisation – pas uniquement les dirigeants. De nombreux collaborateurs n’attendent que ça.
Pourquoi est-ce encore une utopie à ce jour ?
Probablement parce que les dirigeants n’ont pas les modèles managériaux leur permettant de mettre en place ce genre de choses. Car il faut des outils, des méthodes – c’est ce que nous développons avec mon cabinet.
Précisément, comment passe-t-on du concept de singularité à une traduction opérationnelle en entreprise ?
Il s’agit de séparer la dimension de singularité de ce qui constitue l’ensemble de l’identité. Autrement dit : de rechercher l’ADN. Cela nécessite un « appareillage ».
Le travail que nous effectuons repose sur de l’analyse sémantique et sur une structure de modélisation. Celle-ci distingue trois fonctions : ce qui touche aux idées (la capacité à penser, concevoir, contrôler), ce qui touche à l’action (la transformation, l’innovation), et ce qui touche à l’expérience (la relation à l’autre, le développement et l’accompagnement du potentiel). Une fois qu’on les a identifiées, on se rend compte que tout le monde mobilise ces trois dimensions, mais de façon différente. Au sein des trois familles ainsi dégagées, on trouve deux sous-familles – selon la façon dont on agit et les résultats que l’on produit. Prenons l’exemple d’une personne gouvernée par les idées : ses deux sous-familles vont être mues par les deux autres fonctions, l’action et l’expérience.
On forme ainsi une combinatoire qui représente nos façons d’opérer. Et ce « système » est extrêmement stable, qu’il concerne un individu ou une entreprise. Tant que cette dernière n’a pas été rachetée ni transformée jusqu’à changer de nom, la combinatoire demeure.
Le prisme que l’on a établi permet d’accéder à la singularité de la personne ou de l’organisation. Dans le second cas, on va affiner ces informations via un travail sémantique qui recourt à l’intelligence collective, plus précisément à la rédaction collective. On définit alors des plateformes de singularité en recourant à 6 phrases fondamentales qui forment un scénario, pour aller plus loin dans la singularité de l’organisation qu’on accompagne.
À ce stade, assiste-on à une évolution du fonctionnement de l’entreprise ?
L’organisation a besoin d’un temps d’appropriation pour bien comprendre pourquoi et comment elle « fait les choses ». Ensuite, elle va pouvoir mettre en perspective l’ensemble de ses actions. Opère-t-elle en fonction de sa singularité, ou mobilise-t-elle des modèles externes ? Doit-elle renoncer à ce mode de fonctionnement pour agir en fonction de ce qui lui donne sa valeur ?
La découverte de sa singularité constitue une forme de renaissance. L’entreprise va apprendre à se servir de ce potentiel unique, à en faire une référence. Un cheminement va avoir lieu, il prend plus ou moins de temps car il induit une transformation de soi, de sa façon de travailler et de s’organiser. Les relations aux autres évoluent, la confiance qu’on leur accorde et, de ce fait, la façon dont on les manage. La construction de la stratégie et des projets, change également.
Une fois que l’entreprise et ses collaborateurs se sont approprié leur singularité, ils vont pouvoir se poser la question suivante : comment avoir un impact positif sur le monde grâce à ce qui fait que nous sommes… nous ? Identifier et développer sa singularité permet d’adopter une nouvelle posture.
À plus brève échéance, dans un contexte de transformations successives, un travail sur la singularité permet également de savoir ce qui ne doit PAS changer. Et ce qui ne doit pas changer doit non seulement être clarifié, mais renforcé ! La singularité joue ici le rôle de pivot : l’essentiel reste là. Dès lors, les collaborateurs conservent des points de repère. Ils peuvent s’engager dans la transformation.
Prendre conscience de sa singularité, n’est-ce pas, aussi, se libérer d’un grand nombre de croyances limitantes ?
Dans le monde professionnel, on agit souvent en fonction de schémas de pensée. Ces derniers nous poussent effectivement à nous limiter. Or, avec un référentiel comme celui de la singularité, on réalise que l’on peut exprimer certaines choses et même, que l’on doit se donner le droit de le faire !
Dans le cadre des coachings que je réalise à destination des dirigeants, il est fréquent que l’un d’entre eux réalise que tout le monde est prêt à le suivre, mais qu’il ne parvenait pas à le « voir ».
Pour ma part, je plaide pour une large diffusion de la singularité au sein des organisations car elle concerne tous les êtres humains, pas uniquement les managers. Et toutes les parties prenantes de l’organisation ont beaucoup à y gagner, ainsi que l’organisation elle-même.
[1] Pour découvrir le cabinet PatrickMathieu Singularité : c’est ici.
[2] Pour en savoir davantage sur l’approche systémique de la transformation : consultez notre article dédié.
BIO EXPRESS
Patrick Mathieu est le fondateur de PatrickMathieu Singularité, un cabinet de conseil créé fin 1999. Pilotant l’activité de recherche sur la singularité, il conduit également les principales missions de conseil de direction, en coordination avec son équipe et les partenaires du cabinet. Patrick Mathieu a auparavant exercé des fonctions dans le monde de la publicité puis de l’art contemporain.