Management bienveillant : changer ses pratiques pour permettre à chacun de se réaliser
Pour performer, l’être humain a besoin d’être stimulé. La pression et le contrôle managérial ont longtemps été convoqués à cette fin. Les temps changent ! Le lien entre motivation et efficacité a été établi, tout comme l’impact bénéfique d’un management valorisant et de relations positives au travail. Quels sont les apports du management bienveillant et comment le développer ? Les réponses du Dr Philippe Rodet, fondateur du cabinet Bien-être & Entreprise pour Cahra, cabinet de management de transition.
Ex-médecin urgentiste, vous êtes désormais consultant et auteur, œuvrant infatigablement en faveur du management bienveillant. Peut-on revenir sur la genèse de cet engagement ?
Cela remonte loin. Le décès d’un membre de ma famille dans un accident de voiture m’a conduit à vouloir faire de la médecine d’urgence. Plus tard, lors de mon 1er stage d’externe en réanimation, la mort d’un adolescent de 15 ans m’a marqué ; il s’était suicidé parce qu’il échouait à l’école.
L’année suivante, j’ai suivi une conférence sur l’influence de la motivation sur la réussite en entreprise. Je suis allé voir le conférencier et, peu à peu, nous avons « adapté » les leviers de motivation qu’il avait mis en évidence à un public de jeunes en difficulté scolaire. Dans 6 à 7 cas sur 10, les résultats obtenus se sont avérés probants. J’ai ensuite vérifié que ces leviers fonctionnaient auprès de sportifs de haut niveau, tout en m’appuyant sur la biologie : l’augmentation de la motivation coïncide avec la baisse d’une hormone du stress. À l’époque, il s’agissait d’un simple constat.
Je suis devenu médecin urgentiste, partant comme médecin humanitaire en brousse, au Burkina Faso, puis en Roumanie lors de la chute de Ceausescu et à plusieurs reprises à Sarajevo, durant la guerre. J’ai constaté que ces mêmes leviers de motivation maintenaient l’équipe médicale soudée, diminuant le niveau de stress.
À mon retour de mission pendant plus de vingt ans, j’ai découvert des études réalisées dans plusieurs pays. En recoupant les résultats, j’ai bâti une approche qui montre que certains leviers de motivation ont un impact positif à la fois sur le stress et sur la réalisation de soi. Qui dit santé et réalisation de soi, dit bienveillance. Ces éléments de comportement nourrissent un mode de management bienveillant.
Une académicienne a joué un rôle décisif dans votre parcours : de qui s’agit-il ?
J’ai en effet rencontré Jacqueline de Romilly car je voulais savoir si, dans l’Athènes ancienne [1], la notion de motivation existait. Au 5e siècle avant JC, l’essor culturel et intellectuel est colossal. Les Grecs remportent des batailles alors qu’ils sont inférieurs en nombre : comment l’expliquer ? Jacqueline de Romilly a retrouvé cette phrase de Thucydide : La cité sera mieux défendue par l’engagement de ses citoyens que par l’épaisseur de ses murs.
Jacqueline de Romilly m’a ensuite poussé à créer mon cabinet, elle en a même trouvé le nom – Bien-être et Entreprise. Avec les deux premières lettres de Bien – BI – et les deux premières d’Entreprise – EN -, elle m’a suggéré de conclure toutes mes conférences sur la contagion du BIEN.
Le management bienveillant repose donc sur des comportements bienveillants. De quelle nature ?
Les comportements qui structurent le management bienveillant ont un double impact : ils vont faire baisser le stress et augmenter la motivation. Or, depuis une dizaine d’années dans notre pays, le pourcentage de personnes s’estimant stressées est passé de 40 à 61 %, tandis que le pourcentage de personnes se qualifiant de « très motivées », chute – de 42 à 28 %. Le management bienveillant répond à ces deux maux.
Concrètement, on va chercher à augmenter les émotions positives et à diminuer leurs consœurs négatives. Au regard des émotions positives, on peut notamment :
- Aider les collaborateurs à percevoir le sens de leur travail ;
- Fixer des objectifs qui correspondent à des défis possibles – à la fois ambitieux et réalistes ;
Si l’objectif est trop haut, la personne sera déstabilisée et « n’essaiera » même pas. En revanche, si elle comprend qu’elle peut l’atteindre, elle fera les efforts requis.
- Accorder un juste niveau d’autonomie ;
- Être capable de faire des retours positifs – feedback et compliments, gratitude, encouragements.
Est-ce qu’augmenter le « taux » d’émotions positives suffit en soi ?
Qu’elles soient positives ou négatives, les émotions se transmettent à la même vitesse. En revanche, les émotions négatives sont plus « puissantes » que les émotions positives. Pour qu’un être humain s’épanouisse, il faut, face à une émotion négative, entre 2,9 et 13,2 émotions positives selon les individus ! Si l’on voulait apporter un nombre suffisant d’émotions positives, il faudrait adopter une attitude systématique qui se révèlerait vite inefficace. On va donc agir sur les émotions négatives également, pour les faire diminuer.
- Par exemple, en reconnaissant une éventuelle maladresse managériale ;
Si un manager s’est montré trop ferme avec un collaborateur, il ira voir celui-ci le lendemain pour lui dire qu’il n’a pas été bon.
- En faisant l’effort d’être perçu comme juste en complimentant davantage qu’en reprochant, ou en faisant de « bons » reproches ;
Le manager va dire à son collaborateur que ce qu’il fait dans tel et tel domaine est très bien. Il lui signalera toutefois que dans un autre domaine, ce n’est pas exceptionnel. En reconnaissant le travail du collaborateur sur certains axes, on lui donne la possibilité de mieux « recevoir » les points nécessitant des améliorations.
- En faisant l’effort de transformer le pessimisme en optimisme, les soucis en défis, l’indifférence en empathie.
Pour moi, les managers doivent être les objecteurs de conscience de l’indifférence. On vit dans un monde où l’indifférence est partout, eh bien considérons les gens, exprimons-leur de l’empathie !
Ces différents leviers vont diminuer les émotions négatives. Et là, la boucle est bouclée du point de vue médical : en visant les émotions positives ET négatives, on favorise la libération de deux hormones, les endorphines et l’ocytocine. Les endorphines agissent sur la motivation en rendant possible la libération de dopamine – l’hormone de la motivation. Elles diminuent en même temps le niveau de stress [2]. L’ocytocine joue également favorablement sur le niveau de stress tout en améliorant la cohésion, la créativité, la confiance.
Si les consciences se sont « éveillées » au management bienveillant, les pratiques tardent à se transformer. Comment l’expliquer ?
Plusieurs paramètres interviennent. Tout d’abord, il est difficile de faire évoluer les comportements. Si on se contente de « sensibiliser », seules 10 % des personnes bougeront. Si on met en place des « incitations », il y a déjà beaucoup plus de chances que les pratiques changent.
Concrètement : après avoir présenté sept-huit leviers permettant de se protéger, soi, et sept-huit autres, pour protéger les autres et les aider à s’épanouir dans leur travail, je demande aux managers présents s’ils pensent pouvoir en mettre en œuvre deux ou trois. J’indique à ce moment-là que, trois semaines plus tard, j’aimerais recevoir un mail de leur part pour savoir ce que cela a donné. Je suggère également d’organiser une table ronde trois mois plus tard, pour partager les expériences de chacun. Un rappel dans le cadre d’une newsletter interne par exemple, peut également s’avérer pertinent. On y lira que Bernard, collaborateur de tel service, a mis en place cette « stratégie » et qu’elle fonctionne ! Ou une actu sur un levier de motivation spécifique.
Une enquête BVA a été réalisée 4 ans après notre intervention dans un grand groupe ; elle a révélé un niveau de stress plus bas que dans les autres grands groupes évalués. En parallèle, le taux de personnes fortement motivées s’élevait à 51 % (contre 28 % chez l’ensemble des salariés). La progression n’est pas exponentielle, mais elle est notable.
Un autre aspect doit être pris en compte. Quand on court partout, que l’on ploie sous les injonctions de divers ordres, on devient moins empathique. Sous stress, notre corps libère du cortisol, l’hormone du stress, qui effondre l’ocytocine, qui est aussi l’hormone de l’empathie. Spontanément, on se montre « moins sympa ».
Pour limiter les effets délétères de pratiques managériales inadaptées (perte de confiance, absentéisme ou présentéisme, entre autres), peut-être faut-il inviter les managers à prendre soin d’eux, d’abord – et les accompagner ?
Tout-à-fait ! En France, globalement, on ne se protège pas. Je donne quelques clés aux managers auprès desquels j’interviens. Le fait de bien dormir est capital, tout comme une bonne hygiène de vie. Pour se montrer bienveillant vis-à-vis des autres, il faut l’être vis-à-vis de soi et donc, accorder de l’attention à son propre bien-être. Certaines pratiques ne requièrent pas « d’effort » à proprement parler, juste cette attention et cette exigence, minimales.
Pour appliquer la bienveillance à l’entreprise, l’engagement du top management s’avère vital. Car les bonnes pratiques sont contagieuses ! Et les mauvaises, également.
Dans le concept de management bienveillant, retrouve-t-on l’idée de servir – le collectif et l’organisation ?
Benoît de Ruffray, le président du groupe Eiffage, dit : « Diriger, c’est servir ». Les managers font un travail difficile et, dans dix ans, il le sera encore davantage. En revanche, cette fonction sera de plus en plus intéressante car essentielle. Les modes de management vont devenir de plus en plus « fins », permettant à l’être humain de se réaliser dans son travail. Nous ne sommes pas faits pour travailler en subissant !
Revenons sur l’absentéisme. Si les collaborateurs ne sont pas bien traités, s’ils ont le sentiment d’être méprisés, dès qu’ils auront 37°5 et un rhume, ils appelleront leur médecin et seront en arrêt maladie. Le management peut alors inciter les collaborateurs à être présents tous les jours, y compris quand ils sont malades, pour toucher une prime à la fin de l’année. Les salariés vont venir travailler… et contaminer leur entourage professionnel !
Or, dans le cadre d’un management adapté, il y a de fortes chances pour que les collaborateurs soient, de fait, moins malades. S’ils le sont, ils évalueront eux-mêmes la pertinence d’aller travailler, dans leur propre intérêt ET dans celui de l’entreprise. Entre 100 collaborateurs qui viennent pour toucher leur salaire et 100 collaborateurs qui viennent parce qu’ils ont envie de bien faire, les résultats ne sont pas comparables.
La bienveillance est la clé de la persévérance. Le droit à l’erreur devrait être accordé dans toutes les entreprises, dans un cadre bien défini. Car, si l’on persévère, on va chercher l’excellence. N’est-ce pas l’un des objectifs premiers des organisations ?
[1] Le dernier ouvrage de Jacqueline de Romilly s’intitule L’Élan démocratique dans l’Athènes ancienne (éditions de Fallois, 2005).
[2] La réaction de stress a été définie pour la première fois en 1936 par Hans Selye : « Le stress est la réponse non spécifique que donne le corps à toute demande qui lui est faite ». Ces demandes peuvent être d’origine psychique, chimique (pollution, tabac) ou physique (bruit).
Dr Philippe RODET – BIO EXPRESS
Docteur en médecine, Philippe Rodet « rencontre » les leviers de motivation et l’entreprise très tôt dans son parcours grâce à un conférencier. Comme médecin urgentiste, il constate l’impact de ces leviers sur la cohésion des équipes dans différents contextes. Dans un cadre associatif, il réfléchit, avec Jacqueline de Romilly, Jean-Loup Chrétien et Marcel Boiteux notamment, aux conditions requises pour améliorer la motivation à l’échelle sociétale.
Fondateur du cabinet Bien-être & Entreprise, il est l’auteur d’ouvrages de référence sur le stress, la motivation et le management bienveillant. Entre autres : La bienveillance au travail (2019), Aurélien, c’est papa, je t’aime ! – Et si la bienveillance sauvait des vies (2018), Le management bienveillant, coécrit avec Yves Desjacques (2017), Le bonheur sans ordonnance (2015), Sept leviers de motivation (2011).
Expert auprès de l’APM (Association pour le Progrès du Management), le Dr Philippe Rodet est membre du Cercle de l’Humain de l’Expansion.
Photo : ©Félicien Delorme.