Management de l’incertitude : le budget, une victime collatérale ?
La question du management de l’incertitude n’est pas nouvelle pour les décideurs. En effet, l’incertitude a toujours accompagné le développement des organisations ainsi que notre vie à tous. Censé la tenir à distance, le recours à des données chiffrées permet la projection, le pilotage de l’activité et la prise de décision. Dans un contexte d’évolutions accélérées et imprévisibles, un outil de gestion comme le budget reste-t-il pertinent ? Faut-il le combiner à d’autres leviers de pilotage ? Cahra, cabinet de management de transition, vous donne quelques éléments de réponses avec différents acteurs du monde de l’entreprise.
Pourquoi le rôle du budget est au cœur du management de l’incertitude
Comment engager des actions en l’absence de visibilité manifeste sur l’avenir ? Cette question se pose désormais dans toutes les organisations. Comme le souligne Baptiste Canazzi, philosophe et consultant associé chez Noetic Bees, cela renvoie « à la construction de repères que l’on confond peu à peu avec des vérités, alors même qu’il s’agit, précisément, d’une construction. C’est ce qu’a fait Platon par exemple, avec les Idées. Elles sont instituées comme repères noétiques, c’est-à-dire qu’elles permettent la production d’un savoir sur le monde et les choses. Il ne faut pourtant pas oublier que la réalité est faite d’aléas fondamentaux, ce que les présocratiques ne manquent pas de nous rappeler ».
Dans l’entreprise, le management de l’incertitude interroge les références prises en compte par les décideurs pour cadrer et projeter. Et le budget fait figure d’outil emblématique ! Car ce jalon incontournable a été « pensé » alors que l’environnement des organisations était beaucoup plus stable et prévisible. À cette période, le processus conventionnel, annuel, de budgétisation peut mobiliser un grand nombre de personnes et s’étaler dans le temps sans s’avérer contreproductif. L’accélération qu’ont connue la plupart des entreprises change la donne : Michel Gauthier, président-fondateur d’ORGANON Conseils et Développement [1] et ex-DRH d’un grand groupe d’assurances, pointe ainsi « l’essoufflement généré par les allers-retours que ce processus occasionne, les enveloppes obtenues étant ensuite mobilisées sur des projets ne favorisant pas l’innovation ». Car le budget est souvent détourné à des fins politiques pour assurer une marge de manœuvre aux différentes directions… Il arrive aussi que des budgets parfaitement ajustés à la réalité soient « rabotés » par des directions générales avec pour seul motif le fait de « ne pouvoir présenter cela aux actionnaires ». Par ailleurs, avant même la crise sanitaire, il était nécessaire d’effectuer des points réguliers pour vérifier que ce qui avait été anticipé restait cohérent. « Cela alimente la réunionite et conduit à des renégociations stériles », ajoute Michel Gauthier.
Toutefois, « le budget permet de fixer le cap et cela reste indispensable, même si l’échelle de temps s’est considérablement réduite » ; Dominique Picard, président de DAFIME SAS (direction financière sur mesure), en est convaincu. « Recourir à des logiciels de performance ultra rapides [2] permet d’intégrer ces nouveaux paramètres. La gestion via Excel me semble obsolète car trop longue, fastidieuse et source d’erreurs. » Malgré l’une des critiques récurrentes visant le budget – il serait un simple exercice de communication financière visant à rassurer -, le fait d’octroyer une « liberté d’action » au sein d’un cadre bien établi et la capacité même à rassurer contribuent à stimuler l’engagement des équipes. Quant à l’anticipation des coûts que permet le budget, elle est essentielle à une bonne gestion des investissements.
Néanmoins, ne s’est-on pas éloigné de l’essence même du budget, à savoir : le reflet de la mise en œuvre d’une stratégie ?
Opportunités et points de vigilance d’une désacralisation du budget
Si le budget ne peut être considéré comme un vecteur de vérité, reste à savoir ce que pourrait induire le fait de s’en passer ou de faire monter en puissance d’autres leviers de gestion.
Avant même que la question du management de l’incertitude ne se pose à tous, de grands groupes se sont penchés sur le pilotage sans budget. Dans son étude La gestion sans budget : évaluation de la pertinence des critiques et interprétation théorique, le professeur Nicolas Berland cite Microsoft, Schneider Electric, Ikea ou Volvo Car Corporation, entre autres. Et certaines entreprises, comme « SBB [3] », sont allées jusqu’à supprimer le budget ! Une affirmation à nuancer : le processus conventionnel de budgétisation y est remplacé par un système de gestion des plans d’action. Les priorités stratégiques sont définies annuellement sous forme de facteurs clés de succès, des plans d’action trimestriels étant élaborés de façon glissante pour mettre en œuvre la stratégie [4]. Des prévisions continues ou rolling forecast sont également réalisées trimestriellement afin d’aider les managers à construire leurs plans d’action. En parallèle, une série d’indicateurs permet de comparer, sur des points clés, les critères de performance « incontournables ». Selon Michel Gauthier, « cette gestion par plans d’action permet de privilégier le sens, la stratégie et la trajectoire. Le développement de l’entreprise et l’innovation sont ainsi mis en avant ».
Au-delà de l’exemple de « SBB », certaines entreprises s’éloignent du processus conventionnel de budgétisation par le recours aux prévisions glissantes déjà mentionnées, voire à des prévisions continues intelligentes nourries d’IA. Pas sûr toutefois qu’une projection des mois précédents sur les suivants, s’avère opérante dans le contexte d’incertitude que nous connaissons. Dominique Picard relève par ailleurs « le risque de se perdre dans les algorithmes. L’IA peut être très utile mais elle doit rester maîtrisée. Si l’on fait rentrer une donnée dans le tuyau, il faut être capable de savoir comment cette donnée a été composée, lorsqu’elle ressort ». Prendre des décisions sans pouvoir mettre en perspective les chiffres que l’on mobilise s’avère périlleux.
En toute hypothèse et qu’il soit général ou partiel, le remodelage du budget ne peut se suffire à lui-même. Si la conception du pilotage financier évolue, les modes de management et d’organisation du travail ont vocation à suivre le même mouvement. Chaque type de capital de l’entreprise (humain, financier…) doit être piloté et mis en valeur, ce qui nécessite d’opérer en coordination.
Quand le management de l’incertitude révèle le caractère systémique de la transformation à opérer
Comme l’indique Emmanuel Buée, fondateur de CAHRA, « la recherche en management envisage de plus en plus le résultat comme une conséquence, et non comme un objectif. Dans cette perspective, la mesure à réaliser ne porte pas sur le résultat lui-même mais sur l’écart entre l’intention – partagée si le travail préalable a bien été réalisé (vision, objectif, intention) – et l’action menée ». Il s’agit là d’une démarche managériale, le mode de pilotage intégrant alors cette approche comme choix stratégique et levier décisionnel. Or, dans les groupes cotés, « le résultat reste un objectif et non une conséquence aux yeux des actionnaires. » Dès lors, ils raisonnent à court terme. Cela montre que les acteurs de l’entreprise – au-delà des seuls actionnaires – n’ont pas encore intégré la dimension systémique de ce nouveau paradigme : là où le pilotage par le budget nécessite l’adoption de celui-ci, un pilotage intégrant des éléments financiers conjugués à l’intention managériale, requiert une appropriation par tous les décisionnaires de l’entreprise.
Dans le cadre de ce pilotage hybride, chacun s’accorde chez CAHRA sur la nécessité de revenir à deux piliers fondamentaux :
- La clarté de la vision et de la stratégie ;
- Le degré de confiance à accorder aux équipes.
Une confiance qui porte sur leur compréhension de la stratégie et leur alignement ainsi que leur capacité à la mettre en œuvre. Cela peut passer par une délégation des petits montants à dépenser. En parallèle, chaque projet va demander de démontrer que l’investissement proposé est réellement corrélé à la stratégie, et créateur de valeur.
Un pilotage hybride ne peut s’envisager sans davantage de transversalité et de coopération ; les échanges avec les acteurs de terrain sont indispensables dans ce cadre. Par ailleurs et malgré les apports – indéniables – du télétravail, « ce nouveau mode d’organisation du travail requiert de prêter une grande attention au maintien du lien entre les collaborateurs et au droit à la déconnexion, indique Dominique Picard ».
Piloter en mobilisant plusieurs leviers dont le budget – quitte à en remodeler la structuration et l’articulation – constitue l’une des « solutions » à mettre en œuvre dans le cadre du management de l’incertitude. Attention néanmoins [5] : une jeune entreprise peinera à convaincre ses partenaires financiers si elle s’exonère du processus habituel de budgétisation. Difficile également pour une organisation très hiérarchisée d’accorder l’autonomie nécessaire aux managers de terrain que requiert un pilotage hybride. Cette nouvelle voie s’ouvre tout juste !
Article rédigé dans le prolongement du sondage LA QUESTION DU MOIS, élaboré par CAHRA & Noetic Bees. Diffusé en février 2021 sur LinkedIn et Twitter.
[1] Une société spécialisée dans le conseil aux entreprises en matière de stratégie et de management. Michel Gauthier est aussi membre de la chaire ESS (Economie Sociale et Solidaire) de l’université Lyon 2.
[2] Exemples : les logiciels proposés par Board ou DIMO Software.
[3] Le nom des organisations sur lesquelles l’étude a porté n’apparaît pas pour des raisons de confidentialité. « SBB » (nom fictif) est une entreprise de production et de vente de produits chimiques.
[4] L’avancement des plans d’action est mesuré par des indicateurs et objectifs définis au préalable, une révision étant décidée si nécessaire.
[5] L’activité de certains secteurs peut nécessiter des systèmes de contrôle très affinés – le secteur médical ou pharmaceutique par exemple – qui se traduisent principalement par des budgets.