Le « care management », un levier pour transformer les organisations
La pandémie et ses conséquences sociales nous l’ont rappelé : il est essentiel de prendre soin de l’autre dans la sphère personnelle mais aussi professionnelle. Cette démarche aux accents stratégiques a tout intérêt à s’inscrire dans une approche systémique. Dialogue avec le pionnier du management par le care, Benoît Meyronin, directeur Conseil & Stratégie du groupe KORUS, professeur à Grenoble Ecole de Management et auteur [1].
On parle beaucoup, ces dernières années, de management bienveillant. Est-ce cela qu’il faut entendre dans le concept de « management par le care » ?
Le management par le care dépasse largement la question de la bienveillance. Il constitue par ailleurs un approfondissement, une extension, de la notion de symétrie des attentions© [2] – concept que j’ai contribué à faire émerger il y a une douzaine années. L’idée de base relève d’une forme de bon sens : s’attacher à prendre soin des équipes pour qu’elles prennent soin des clients. En d’autres termes, une expérience client réussie implique que le collaborateur vive une expérience d’un même niveau d’exigence et de qualité. En découvrant l’éthique du care, j’ai eu l’intuition qu’elle pouvait être utile dans le contexte professionnel. C’est en effet une source formidable pour nourrir les problématiques de transformation de l’entreprise, de culture managériale, d’expérience collaborateur, mais aussi RSE. La pandémie a clairement mis l’accent sur la notion de care au travers de la prise en compte des vulnérabilités individuelles (lesquelles peuvent se manifester dans la vie privée comme professionnelle) ou de la question des « invisibles ». Or ces sujets-là sont au centre de cette forme d’éthique – une éthique de notre relation au monde, aux autres, qu’éclairent 40 années de travaux en sciences humaines et sociales.
On est donc bien loin de la seule « bienveillance ».
En quoi le care concerne-t-il le monde de l’entreprise ?
Pour chacun d’entre nous, le care a été crucial durant la petite enfance afin d’assurer le développement harmonieux des êtres humains que nous sommes. Et puis, il disparaît des radars. Or l’attention à l’autre ne s’arrête ni à l’âge adulte ni aux frontières de la vie personnelle, elle a aussi du sens dans le milieu professionnel. Le problème est que l’on a tendance à séparer le collaborateur de la personne. Le management par le care peut donc être vu par certains comme une tendance « bisounours », en décalage avec la quête de performance. Or le fait d’accepter et de reconnaître le care, pour chaque acteur de l’entreprise, peut bouleverser positivement les pratiques managériales. Dans le contexte du développement des démarches de marque employeur et d’expérience collaborateur, afin d’amplifier aussi notre approche du bien-être au travail, le care vient utilement nourrir le monde de l’entreprise.
Concrètement, comment mettre en œuvre le management par le care ?
Il s’agit d’une réflexion systémique, qui va au-delà des relations managériales. Elle découle de la mise en place d’une éthique du care en entreprise, en s’appuyant sur dix registres complémentaires. L’un d’eux concerne la qualité des espaces et environnements de travail ; par exemple, pourquoi réserver les bureaux les plus grands, calmes et lumineux, aux dirigeants, pourtant souvent en réunion ou en déplacement, au lieu de les attribuer à leurs assistant-e-s qui sont plus sédentaires ? Le management par le care nécessite d’examiner ces sujets en profondeur, car ils questionnent les rapports de pouvoir et les inégalités. L’espace agit ici comme un révélateur de ces rapports, constituant un formidable vecteur pour les faire évoluer de façon très concrète !
De même, pendant le premier confinement, les femmes ont très majoritairement géré les questions du quotidien, les enfants, tout en télétravaillant ; il est essentiel de s’intéresser à la réalité des pratiques pour les modifier. Or la question du genre, très structurante pour le care, et celle des équilibres de vie (pro/perso), ne sont pas toujours au centre des démarches de transformation.
D’où la nécessité de privilégier une approche systémique, adaptée à chaque contexte d’entreprise, en faisant évoluer les pratiques managériales et les lieux, mais aussi en mettant en place des services d’écoute et d’accompagnement des collaborateurs les plus vulnérables. Voici déjà deux modalités très tangibles.
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Quels sont les autres leviers de l’approche systémique que vous défendez ?
L’un d’eux est la vision stratégique, plus précisément la capacité des dirigeants à élaborer une vision qui intègre pleinement le care. Le risque serait de privilégier une démarche cosmétique autour de cette notion. Il faut également se pencher sur les moyens de faire évoluer la qualité de la relation à l’autre, entre les collaborateurs, entre les collaborateurs et leur manager, mais aussi avec l’ensemble des parties prenantes – partenaires, fournisseurs… La RSE et l’engagement sociétal sont aussi deux aspects essentiels ; il s’agit aussi de prendre soin de l’environnement, en agissant de façon cohérente avec les problématiques clients et collaborateurs. Tout doit se répondre et se nourrir mutuellement.
Bien que l’éthique du care dépasse le cadre du management stricto sensu, elle le concerne tout particulièrement. Comment faire évoluer la culture managériale de l’organisation ?
L’entreprise va partir des besoins des collaborateurs, qui s’inscrivent dans quatre registres selon cette éthique : la confiance, l’écoute, le pouvoir d’agir et la reconnaissance. Vis-à-vis de mon équipe, comment est-ce que je me situe en termes de posture managériale ? Suis-je au bon niveau d’attention à l’autre ? Concrètement, je peux déjà montrer à mon collaborateur que je lui fais confiance. Il existe aujourd’hui un certain climat de défiance, la parole des dirigeants a perdu de sa valeur. Or la confiance ne se décrète pas : le collaborateur doit ressentir un climat de confiance qui lui permet d’oser tout en se sentant protégé s’il commet une erreur. Le manager doit aussi l’écouter, prendre en considération ses idées, mais aussi ses fragilités. Sachant que cet axe doit se décliner dans les deux sens, manager/managé et inversement, à certains égards du moins. Le manager et l’entreprise ont également intérêt à créer les conditions permettant à leur collaborateur d’agir et de développer son pouvoir d’agir.
Le management par le care nécessite enfin de veiller à lui apporter la reconnaissance dont il a besoin – une reconnaissance qui peut prendre des formes différentes d’un individu à l’autre. Tout se nourrit au sein de ce système vertueux : la confiance et l’écoute aident à créer, aux côtés de la reconnaissance, les conditions d’un plus grand pouvoir d’agir. Cette réinvention des pratiques d’encadrement offre l’opportunité de réenchanter le management, ou de viser ce réenchantement. N’oublions pas en effet que cette fonction ne fait plus autant rêver qu’auparavant.
[1] Le groupe KORUS est un aménageur indépendant d’espaces de travail.
Parmi les ouvrages de Benoît Meyronin (auteur ou co-auteur), citons : Manager l’expérience client-collaborateur – vers l’éthique du care (Dunod, 4e édition, 2020) ; De Mc Gyver à Game of Thrones – Quand les séries TV nous enseignent le management de Benoît Aubert et Benoît Meyronin (Dunod, 2e édition, 2020) ; Replacer vraiment l’humain au cœur de l’entreprise – le management par le care de Benoît Meyronin, Christophe Benavent et Marc Grassin (Vuibert, 2019).
[2] Marque protégée, propriété d’un cabinet de conseil, Académie du Service.
Benoît Meyronin – BIO EXPRESS
Professeur à Grenoble Ecole de Management depuis 2002, Benoît Meyronin est devenu directeur Conseil & Stratégie du groupe KORUS en novembre 2020. Auparavant, il a été directeur général de CARE EXPERIENCE (Domplus Groupe), et l’un des associés de l’Académie du Service, après en avoir dirigé la R&D. Ses domaines d’expertise sont le management/marketing des services, l’expérience client-collaborateur, le management par le care et la transformation managériale.
Titulaire d’un doctorat en sciences économiques et d’une HDR en sciences de gestion, Benoît Meyronin a créé le blog www.management-par-le-care.fr. Également auteur, il a publié en juin 2020 Manager l’expérience client – collaborateur. Vers l’éthique du care, aux éditions Dunod.