Mode de management et organisation du travail : (r)évolutions vers un nouveau modèle de société ?
Malgré les incertitudes et le télétravail à temps complet qu’il a fallu organiser quasi instantanément, durant le confinement les équipes ont « tenu ». Mieux encore, elles ont maintenu leur productivité ! Si le travail à distance, que ses supporters envisagent comme l’un des piliers du bien-être des collaborateurs, se poursuit dans l’après-crise sous d’autres modalités, quelles évolutions en découleront en termes de mode de management ? En quoi est-il différent de manager des équipes sur site ou à distance ? Sachant que l’organisation du travail et sa « localisation » contribuent à dessiner les contours d’un modèle de société.
L’organisation du travail et le mode de management n’ont pas été bousculés de la même manière selon leurs configurations de départ
Cela semble une évidence mais rappelons-le : toutes les entreprises n’ont pas abordé la période de confinement à armes égales. Ainsi, celles qui s’étaient déjà outillées en accordant un ou plusieurs jours de télétravail hebdomadaire à leurs salariés, ont bénéficié d’un avantage certain lorsqu’il a fallu généraliser celui-ci. D’une part, parce que leurs collaborateurs avaient déjà pris leurs marques au regard de l’organisation personnelle et de la communication à distance, notamment. D’autre part, parce que le fait même d’avoir opté pour ce type de modalités d’organisation du travail volontairement, traduit une certaine vision du travail ainsi qu’un type de mode de management.
Dans ces entreprises-là, des règles avaient déjà été élaborées afin de mettre en œuvre un télétravail efficace [1]. Ainsi, malgré la distance, les managers doivent rester au plus près de leurs collaborateurs. Le panel d’outils numériques existant y contribue largement : visioconférences quotidiennes ou hebdomadaires, groupes de discussion plus informels, diffusion de newsletters internes, etc. Durant le confinement, ces échanges et partages de différentes natures ont permis de détecter les signaux faibles chez les collaborateurs en difficulté. Ils ont pallié l’absence de coordination interstitielle, selon la formule du professeur et chercheur en gestion des ressources humaines Jean Pralong [2]. Dans cette perspective, la capacité des managers à comprendre les besoins d’autrui, leur empathie, ont été encore plus fortement sollicitées à distance.
Lors du retour sur site des collaborateurs – pour les organisations y ayant déjà procédé en tout ou partie -, le principal écueil du télétravail s’est trouvé confirmé [3]. À savoir : le manque de lien social, de nombreux salariés ne parvenant pas à reconstituer un « mode de communication global » tel qu’il existe en présentiel. Les managers ont pu le constater lorsque les salariés ont commencé à revenir dans les locaux de leurs entreprises, une fois par semaine (dans certaines). Ces derniers ont confié, à l’occasion d’échanges sur la période du confinement et comme dans une sorte de météo [4] émotionnelle, leurs réserves quant à la réduction de leurs relations interpersonnelles. Mais ils ont aussi partagé leur « découverte » des bénéfices du télétravail récurrent, en termes de bien-être individuel : gains de temps (absence de transports) et d’autonomie, possibilité de côtoyer davantage sa famille – principalement.
Désormais, le mode de management à privilégier inclura encore davantage les notions d’accompagnement, de facilitation, de « coaching »
Si une généralisation du télétravail en full remote [5] ne semble pas souhaitable pour les raisons évoquées ci-dessus, les réticences jusqu’alors largement partagées au sein des lignes managériales – du type « moindre productivité » -, ont volé en éclats. Car c’est globalement l’inverse qui s’est produit ! Cette dimension QVT devrait conduire un grand nombre d’organisations à augmenter significativement leur ratio de travail à distance. Elles devront toutefois veiller, dans le secteur industriel notamment, à ce que cela n’accentue pas le clivage entre cols bleus et cols blancs. Ces entités gagneront à engager un dialogue plus important entre leurs différents métiers, en recourant à une forme de pédagogie pour bien faire comprendre les différentes configurations de travail. Au-delà, le fait que des collaborateurs des fonctions support puissent bénéficier de journées de travail à distance, implique que les collaborateurs sur site voient leur QVT améliorée. Cela peut se faire via des ateliers de sophrologie, de taïchi, de relaxation, en complément du réaménagement des postes de travail en vue d’une meilleure ergonomie.
Quid du mode de management à privilégier avec ce type d’organisation du travail ? L’ère du management directif semble définitivement révolue ! Lorsque les collaborateurs gagnent en autonomie, qu’on les responsabilise de plus en plus, les missions centrales des managers deviennent : la capacité à accompagner leurs équipes en mettant de l’huile dans les rouages ; un travail avec leurs collaborateurs sur les objectifs et la productivité ; l’aptitude à faire grandir chaque membre de l’équipe individuellement, ce qui renforce le collectif. Le travail collaboratif ainsi que le mode projet sont au cœur de cette « transformation » du mode de management. Un défi passionnant car portant essentiellement sur l’humain ! Ce mode de management renouvelé s’envisage comme fondamentalement bienveillant – et exigeant -, stimulant.
Vers une « refondation » de notre modèle de société ?
Pour les organisations, l’intensification du travail à distance a également un intérêt économique. Avec des collaborateurs se rendant dans les locaux « en alternance », les sites gigantesques n’auront sans doute plus lieu d’être. Or l’immobilier représente un coût majeur pour les entreprises.
L’impact environnemental de ce type de réorganisation s’avère également significatif grâce à la diminution des déplacements quotidiens – meilleure qualité de l’air, réduction de l’empreinte carbone, diminution des nuisances sonores… Faut-il aller jusqu’à supprimer les locaux « fixes » ?
Déjà boosté par les grèves successives en Île-de-France notamment, le recours aux tiers lieux pourrait encore s’accroître. Les collaborateurs résidant dans les mêmes zones se regrouperaient ainsi par îlots afin de ne rien perdre du lien social. Mieux encore, ils grandiraient professionnellement grâce à leurs échanges avec d’autres coworkers issus de métiers différents. Ce phénomène contribuerait à une « mobilité propre », les salariés pouvant rejoindre leur espace de coworking en vélo, en trottinette ou à pied. Vous avez dit cercle vertueux ?
Néanmoins, les pertes ainsi générées pour des secteurs d’activité entiers ne peuvent être éludées. Une telle « refondation », structurelle, ne peut s’envisager que dans le cadre d’une réflexion collective et globale.
Le management des collaborateurs en présentiel doit-il rester la valeur de référence ? La question n’est pas là. Le confinement a révélé l’exceptionnelle capacité d’adaptation des collaborateurs et de leurs managers, ainsi que leur maturité en termes de « nouvelle » organisation du travail. Avec un impératif de lien social, clé de la collaboration pour tous. Autant de rouages à actionner au sein des organisations, dans le cadre d’une vision stratégique. Autant de mouvements « internes » pouvant générer des mutations plus larges.
[1] Quelques conditions essentielles au bon déroulement du travail à distance pour les collaborateurs : disposer d’un espace de travail séparé, à domicile, et d’une installation ergonomique ; avoir une bonne qualité de connexion Internet ; évoluer dans un cadre organisationnel dont les grandes lignes ont été partagées (amplitude horaire de travail, temps de pause, etc.).
[2] Titulaire de la chaire Compétences, Employabilité et Décision RH à l’EM Normandie, Jean Pralong est également directeur de la recherche du Lab RH, et psychologue.
[3] Du travail à distance à temps complet, a fortiori.
[4] La météo réalisée habituellement par les experts en management de transition consiste en une « mesure » de l’état émotionnel des collaborateurs, au début de chaque réunion. Cet outil managérial permet d’embarquer les équipes, en excluant autant que possible tout « parasitage » (expression des soucis personnels, ressentis professionnels négatifs, rancœurs éventuelles).
[5] Un salarié en full remote ne se rend que rarement dans les locaux de son entreprise, voire pas du tout ! Certaines ressources technologiques et digitales sont indispensables pour l’exercer.