Monde du vivant : la bio-inspiration au service des organisations
Dans son ouvrage La Stratégie du Poulpe[1], Emmanuelle Joseph-Dailly explore les pratiques les plus efficientes du monde du vivant. Mobilisant plusieurs disciplines[2] – des sciences cognitives à la philosophie en passant par l’éthologie ou les sciences de gestion – elle entraîne le lecteur dans un tourbillon de situations et d’expériences tout aussi étonnantes que drôles. Au fil des pages, les sources d’inspiration se multiplient pour les organisations et leurs pilotes ! Rencontre avec celle qui est aussi consultante, coach et conférencière – entre autres.
La Stratégie du Poulpe parle du monde du vivant dans son ensemble. Pourquoi avoir choisi cet univers comme thématique – avec le poulpe comme emblème ?
Après avoir travaillé sur les neurosciences et l’engagement, ce nouvel ouvrage vient en écho aux réflexions que j’avais déjà engagées. La Nature m’a toujours fascinée de par sa beauté et ses modes de fonctionnement très élaborés. Et puis, en évoquant le monde du vivant, on peut insuffler de la fraîcheur ! Je souhaitais proposer un livre joyeux, qui donne envie ! Car la morosité règne bien souvent autour de nous… Les capacités cognitives des animaux, leurs facultés de coopération ou encore la façon dont ils résolvent certains problèmes… tout cela est réjouissant ! Or je crois profondément à l’idée d’une sobriété joyeuse. Malgré les technologies sophistiquées développées par Homo Sapiens, malgré les multiples possessions auxquelles il s’est habitué, il appartient au cycle de la Nature. Et le rapport qu’il entretient à l’être – et non à l’avoir – lui est essentiel. Avec cet ouvrage, j’invite les lecteurs à mettre d’autres lunettes pour penser de nouveaux modèles, organisationnels et/ou relationnels.
De son côté, le poulpe a longtemps été perçu comme un animal « monstrueux » – dans les ouvrages de Jules Verne, Victor Hugo ou Herman Melville. Alors qu’il est épatant ! Doté de mini-cerveaux dans ses tentacules, le poulpe dispose de millions de capteurs sensoriels. Pour l’entreprise, c’est un modèle de décentralisation, avec ses tentacules libres d’agir comme ils veulent. Il est aussi capable de se transformer en fonction de l’animal qui lui fait face. Avec lui, l’agilité et la « reconfiguration » sont au rendez-vous. Car le poulpe est très résilient : si on l’ampute d’un tentacule, ce dernier va repousser et se « réparer ». Par chance, depuis Paul le poulpe capable de prédire les résultats des matchs de foot[3], il a acquis un fort capital-sympathie. Il faut dire que c’est un charmeur, tout en élégance, qui fascine les plongeurs…
Après plusieurs siècles d’exploitation de la Nature, les multiples signaux d’alerte de notre environnement incitent à développer un modèle de coexistence en symbiose. Et la recherche en bio-mimétisme y contribue[4] ! Peut-on citer quelques innovations qui en relèvent ?
La Nature arrive à des résultats impressionnants tout en économisant l’énergie. Une transposition dans le monde de l’entreprise génère une économie de coûts significative. Impossible de ne pas y prêter attention !
Parmi les innovations connues de tous, je pense au Velcro, inspiré de la bardane : après floraison, ses fruits épineux dotés de minuscules crochets peuvent s’attacher aux animaux ou à nos vêtements – dans l’objectif de se disséminer. Un autre exemple avec le bec du martin-pêcheur, source d’inspiration des ingénieurs japonais ayant travaillé sur le TGV Shinkansen, qui subit un changement de pression important en raison des nombreux tunnels qu’il doit traverser. Or la forme du bec du martin-pêcheur lui permet de passer sans encombre de l’air à l’eau !
On peut aussi citer les nageoires de la baleine à bosse, dont la forme légèrement recourbée inspire certaines pales d’éoliennes. Celles-ci deviennent ainsi plus puissantes, économes et silencieuses. Ou bien la colle des moules, une substance adhésive biocompatible avec les tissus vivants, qui résiste à la température du corps. Des chercheurs suisses testent actuellement un hydrogel susceptible de réparer les cœurs humains endommagés. Sans parler des robots qui s’adaptent au terrain comme le font les insectes… C’est infini !
D’autres innovations, de type organisationnel, peuvent naître du monde du vivant. En quoi l’éveil des sens – chez les animaux et les végétaux – doit-il nous interpeler ?
L’être humain s’est beaucoup éloigné de ses sens alors que ces derniers apportent des informations décisives pour la prise de décision, notamment. Or, dans le monde du vivant, ceux-ci jouent un rôle central. D’ailleurs, les arbres ont jusqu’à 20 sens distincts ! Cela leur permet de déceler de la nourriture et de l’eau, des sources de reproduction possible, des dangers potentiels tels que la présence de métaux dans le sol, y compris à des doses infimes… En parallèle, les arbres sur-communiquent car leur existence repose sur une étroite collaboration, de par leur absence de mobilité. Si une girafe se met à grignoter les feuilles d’un acacia, celui-ci va les armer de tanins, une substance toxique pour la girafe qui incite très rapidement le prédateur à cesser son grignotage. Et l’acacia prévient non seulement ses racines et sa cime mais aussi tous les arbres des environs.
D’autres facultés animales sont remarquables, comme le recours aux émotions, qu’elles soient « favorables » ou « défavorables[5] ». En ce sens, le rat agit différemment de l’être humain, n’est-ce pas ?
Tout-à-fait. Le rat sait mettre à profit l’émotion de regret qu’il éprouve pour ne pas reproduire la même erreur. Plus encore, il va partager cette émotion avec ses congénères afin de les alerter d’un danger. Or, au sein de l’entreprise, ce type d’émotions reste enfoui : peur, honte, regret, tristesse… Le partage de la vulnérabilité est encore vu comme problématique, dans la fonction managériale notamment. Pourtant, la confiance au sein d’un collectif se crée précisément sur ce type de partage ! C’est ainsi que notre humanité s’incarne… Par ailleurs, l’expression de regrets quant aux actions menées au préalable permet au collectif dans son ensemble d’apprendre et de progresser.
Autre capacité étonnante du monde du vivant : le dosage de l’énergie. Sur quels mécanismes repose-t-il en général ?
Chez certaines espèces, ce dosage se fait en complémentarité. Il est aussi réalisé en accord avec les éléments – à l’inverse de l’Homo Sapiens qui se fraye un chemin seul dans l’écosystème. Il en résulte un dérèglement de la qualité de vie, une perte de sens, etc. Car l’être humain brûle ses cartouches d’un seul coup ! Pour conserver de l’énergie dans la durée, les animaux et végétaux s’appuient, eux, sur le « tout » dont ils font partie.
Un exemple avec les grands mammifères marins – baleines, épaulards – ou encore les requins. On peut observer sur leur dos des poissons nettoyeurs. Ceux-ci économisent leur énergie en étant transportés ainsi. Sachant que lesdits animaux marins dosent eux-mêmes leur énergie en se laissant porter par les courants ! Et ils sont débarrassés des parasites par les poissons nettoyeurs. Ce type de partenariat est fréquent dans le monde animal.
Un autre exemple avec la crevette – qui est aveugle mais sait très bien creuser des terriers – et un petit poisson nommé le gobie. Ce dernier agite sa queue et ses nageoires pour avertir la crevette d’un danger, tandis qu’elle l’accueille dans son terrier. Les girafes sont également inspirantes via le réseau de sororité qu’elles créent auprès des girafons : en entreprise, l’initiation de réseaux d’entraide s’avère très bénéfique pour les collaborateurs. En anglais, l’expression I have your back retranscrit bien cette idée. Ces groupes de solidarité peuvent aussi se développer au sein de plusieurs entreprises partageant des intérêts ou des problématiques communes.
Dans le monde du vivant, le rapport au temps repose sur les changements de rythmes ! Les choses peuvent évoluer doucement, mais sûrement. Le contraste avec l’univers de l’entreprise est manifeste…
Absolument. Chez les arbres, le phénomène de photosynthèse illustre la protection conférée par l’accès différé à la lumière : tant que les jeunes pousses n’ont pas atteint une certaine taille, en raison du manque de lumière, leurs feuilles ne sont pas sucrées. Elles sont ainsi moins attractives pour les prédateurs. En parallèle, le bois qui pousse lentement recèle moins de bulles d’air, or ce sont elles qui donnent lieu au développement de champignons néfastes pour les arbres.
À l’inverse, l’instantanéité dans laquelle nous vivons nous empêche de nous écouter penser. « L’urgence » qui préside aux actions à mener en entreprise est-elle réelle ? Est-il normal que ce terme soit davantage mobilisé au sein des organisations que dans les services de soins palliatifs ? Cela témoigne d’un profond déséquilibre dans notre rapport au temps. Et l’accélération qui s’impose à nous nuit au développement d’une pensée différente ou novatrice. Pour changer de cadre, le cerveau doit produire un effort. S’il doit aller vite, il fonctionne en mode automatique pour économiser son énergie et « répondre » le plus rapidement possible.
Les différents systèmes qui composent le monde du vivant sont interdépendants. Agissant sur le mode du « don / contre-don » – même si A, qui donne à B, ne reçoit pas de celui-ci mais de C, etc. – ils incarnent la sobriété et la circularité. Pour assurer leur propre pérennité ainsi que celle de la Terre qui les héberge, qu’attend-on aujourd’hui des organisations ?
Le retour à une forme de frugalité s’avère indispensable. Le principe de durabilité également. On peut créer, en interne, des réseaux de compétences variées. Dans le monde du vivant, des mécanismes de collaboration, de troc ou de don se mettent en place pour pallier l’hostilité de l’environnement. Ainsi, le jeune macaque incapable d’ouvrir ses noix de cajou va troquer autre chose contre leur ouverture, en attendant d’avoir appris à le faire seul.
Dans une autre perspective, on constate qu’aux côtés de l’Homo Sapiens, une seule autre espèce – le macaque crabier – est en passe de faire disparaître une espèce animale dont elle se nourrit… et abuse ! L’Homo Sapiens doit désormais « redécouvrir » son appartenance à une globalité qui le dépasse. Et prendre conscience des mécanismes délétères auxquels il contribue – je pense notamment à la surconsommation, dans le monde occidental. Pour changer de modèle, chaque acteur du « système » humain – de l’individu à l’entreprise et jusqu’à la Société – a un rôle à jouer. Il est temps de sortir du modèle du trop pour aller vers le mieux. Et si cela nous permettait d’être plus épanouis ?
BIO EXPRESS – EMMANUELLE JOSEPH-DAILLY
Anthropologue de formation, Emmanuelle Joseph-Dailly est consultante, formatrice, coach et conférencière. Membre des communautés d’experts HBR et APM, elle enseigne en grandes écoles et est également autrice. Son dernier livre, La Stratégie du Poulpe, 60 récits du vivant pour inspirer nos organisations – collaboration, innovation, résilience fait d’ores et déjà figure d’ouvrage de référence ! On lui doit par ailleurs Développez l’engagement de vos collaborateurs (coécrit avec Didier Noyé), Les talents cachés de votre cerveau au travail (coécrit avec le Dr Bernard Anselem) et l’ouvrage collectif Intuition.
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[1] La Stratégie du Poulpe, 60 récits du vivant pour inspirer les organisations – collaboration, innovation, résilience – publié aux éditions Eyrolles.
[2] Diplômée de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), une institution qui a cassé les silos au sein des sciences sociales, Emmanuelle Joseph-Dailly a mis en œuvre son goût de l’interdisciplinarité et des « croisements » en travaillant d’abord dans l’univers non lucratif, avant de souhaiter découvrir ce qu’est une dynamique économique,
[3] Lors de la Coupe du Monde 2010 en Afrique du Sud.
[4] Il existe environ 150 laboratoires de recherche en bio-mimétisme en France.
[5] Selon Emmanuelle Joseph-Dailly, il est abusif de parler d’émotion « positive » ou « négative ». Ces qualificatifs marquent juste la représentation sociale qui en est faite. Cette vision est totalement partagée par CAHRA.