Mutations du travail : à nous de construire un Future of work soutenable
Fondatrice et dirigeante du cabinet Colibri Talent, Isabelle Rouhan est l’autrice de l’ouvrage remarqué Emploi 4.0. Elle y poursuit un travail de réflexion et de prospective entamé il y a plusieurs années : comprendre les mutations du travail liées à l’innovation technologique et accompagner les individus dans le renforcement de leur employabilité, à l’avenir. Quelles sont les pistes de celle qui a précédemment exercé chez Havas Media, Renault et Facebook ? Exploration d’un Future of work soutenable, moyennant la capacité à faire preuve d’anticipation et d’adaptabilité.
Dans Emploi 4.0 ou dans le cadre d’autres prises de parole, vous décryptez les mutations du travail et de l’emploi tout en proposant de les accompagner. D’où vient cet engagement ?
Tout a commencé en 2005. Cette année-là, je fais un bilan de compétences qui me permet de prendre conscience : 1) de ma volonté de devenir solo-entrepreneure 2) de mon désir d’impacter et de transformer la Société en passant par les gens. L’être humain est le premier vecteur de transformation aujourd’hui, devant la Tech – j’insiste sur cet ordre. Il m’a fallu quelques années pour concrétiser ce projet et, en 2017, j’ai créé un cabinet de recrutement, Colibri Talent[1]. Je recrute des dirigeants, principalement sur les métiers de la Tech et de la data. J’y consacre deux tiers de mon temps. Le tiers restant me permet de m’engager dans des activités à impact, relatives au futur des métiers et aux mutations du travail. Cela se traduit de plusieurs façons : la rédaction d’ouvrages – Les Métiers du Futur[2] et Emploi 4.0 ; la co-fondation et la présidence d’une association qui comporte une quinzaine de membres, l’Observatoire des Métiers du Futur ; et l’animation du podcast Les Métiers du futur, depuis 2021 ; un partage de repères et de convictions, à l’occasion de conférences.
La digitalisation des process, la robotisation et certaines applications de l’IA sont une réalité dans un nombre croissant d’entreprises. S’agit-il d’une simple évolution technologique, ou d’un renouvellement fondamental de la façon de penser le travail et son organisation, le pilotage des talents et des compétences ?
Un renouvellement fondamental doit effectivement avoir lieu, et il est indissociable d’un accompagnement de la transformation. La moitié des heures travaillées en France est automatisable en 2022 ! Cela ne signifie pas que la moitié des emplois va disparaître : seuls 5 % seront impactés. Et c’est une bonne chose car les tâches que l’on automatise sont répétitives et, souvent, pénibles. Ce qui serait dramatique en revanche, c’est si l’on n’accompagnait pas les personnes concernées, dans leurs bassins d’emploi. J’ai la conviction suivante : il faut protéger les gens, plutôt que les emplois. Les mutations du travail et de l’emploi n’ont rien de néfaste intrinsèquement, au contraire ! Je suis persuadée que l’automatisation est l’alliée de l’emploi.
En effet, chaque rupture technologique a créé davantage d’emplois qu’elle n’en a détruits – de la machine à vapeur au 18e siècle à la révolution de l’IA à partir de 2010, en passant par l’électrification (au début du 20e) et le développement de la micro-informatique, des années 1970 à 2000. Or, en deux-cents ans, la population active française est passée de 17 à 30 millions de personnes. Selon Eurostat[3], à horizon 2025 la digitalisation et l’automatisation vont créer 15 millions d’emplois en Europe, tout en en détruisant 6 millions. La balance est donc positive. Mais il faut répondre aux besoins sur les métiers en tension, et accompagner les individus dont les métiers vont disparaître. Sachant qu’un métier, c’est un portefeuille de compétences, et que chacun peut changer de métier – pour peu qu’on l’accompagne ! C’est sans doute le message essentiel de mon livre.
La transition d’un métier à un autre repose sur plusieurs facteurs : la gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences – GPEC [ou GEPP – gestion des emplois et des parcours professionnels, ndlr] ; la formation ; la détection des besoins et des métiers en tension, mise en perspective des métiers « disruptés » ou automatisés et des collaborateurs ou agents devant acquérir de nouvelles compétences.
Dans Emploi 4.0, vous partagez des fiches métiers… d’emplois qui n’existent pas encore ! En quoi consiste, par exemple, le « DRH du futur » ?
Avant toute chose, le DRH du futur devra accompagner les mutations du travail et des emplois, voire les anticiper. Dans cette perspective, il pensera « compétences » davantage que « métiers ». Car ceux-ci sont, et seront, de plus en plus mouvants. Concrètement, après être descendu jusqu’à la compétence visée, le DRH du futur se demandera quel est le meilleur moyen d’acquérir cette dernière. Est-ce en formant les salariés déjà en poste ? En recourant à des freelances ? L’activité qui repose sur cette compétence est-elle stratégique ? Si ce n’est pas le cas, faut-il l’externaliser ? Le DRH du futur devra donc conjuguer une vision macro et une approche très fine des ressources et des intérêts de son organisation. Le rôle des outils RH digitaux sera également majeur. Une partie de l’activité du DRH va s’automatiser, avec des logiciels de Strategic Workforce Planning (SWP) ou de management des compétences des collaborateurs. La·ou le DRH pourra ainsi se consacrer au coaching et à l’accompagnement humain.
Quand le flux d’innovations technologiques bouscule les compétences métiers, des compétences d’une autre nature deviennent stratégiques. Quel regard portez-vous sur les soft skills ?
Nous vivons effectivement l’obsolescence accélérée des hard skills : un savoir-faire avait une durée de vie de 20 ans dans les années 1970 ; en 2025 il aura une durée de vie d’un an, selon l’OCDE. À l’inverse, les soft skills – ou savoir-être – se bonifient avec le temps. Le leadership, la prise de parole en public, l’agilité, le travail collaboratif, la capacité d’apprendre à apprendre, bénéficient de nos expériences et de mobilisations réitérées. D’ailleurs, cette dernière compétence, apprendre à apprendre, est la soft skill à développer en priorité. Savoir « comment l’on apprend », disposer d’une agilité intellectuelle permettant de s’adapter, être capable de se former en permanence soi-même, voilà des leviers-clés d’employabilité, dans des environnements mouvants.
Par ailleurs, l’employabilité repose, certes, sur des actions de formation pilotées par l’entreprise, mais aussi sur l’engagement des collaborateurs eux-mêmes. Les ressources accessibles en ligne, gratuitement, se sont multipliées, et de nombreux parcours de formation sont finançables notamment par le CPF. C’est aussi la façon de penser le développement des compétences qui doit changer : les temps de formation font pleinement partie du parcours professionnel de chaque actif. Sachant que les dispositifs et modalités de formation deviennent multidimensionnels, grâce à la Tech ! Certains contenus de formation sont mobilisables exclusivement via des plateformes. D’autres sont pilotés par des enseignants ou formateurs [formation initiale ou continue, ndlr], délivrés de façon synchrone ou asynchrone. Certains temps d’apprentissage requièrent enfin l’accompagnement d’un coach, en one-to-one et en temps réel, en présentiel ou à distance.
Le fait de travailler ou d’apprendre dans des configurations différentes permet-il de penser et d’agir autrement, de s’adapter presque naturellement ?
En travaillant dans des lieux différents, en changeant d’emploi régulièrement, en passant parfois du statut de salarié à celui d’indépendant, on acquiert une nouvelle agilité. D’une certaine façon, on capitalise en matière d’employabilité. Plusieurs « modèles » arrivent sans doute à leur terme, que cela concerne l’organisation du travail, le lieu où il se déroule ou le statut professionnel. Les tiers-lieux se sont, de fait, beaucoup développés depuis quelques années. Et le CDI n’est plus le Graal qu’il a été, même si l’on observe des disparités entre le monde anglo-saxon et la France. Un phénomène comme la « grande démission » témoigne aussi de cet essoufflement – et d’un vif besoin de renouvellement.
Toutes ces transformations ont un impact considérable sur les managers. Sont-ils bien armés pour pouvoir accompagner leurs équipes à leur tour ?
Ceux qui souffrent le plus sont les middle managers. La plupart des dirigeants ont une bonne vision de la situation, et les collaborateurs voient également ce qui se passe. En revanche, les responsables situés entre ces deux niveaux sont pris en étau. Il est important de les accompagner dans la prise en compte des émotions au sein de leurs équipes. Devenus managers-coachs, ils ont besoin de se montrer neuro-amicaux avec leurs collaborateurs. Toute transformation génère de l’inquiétude et de la peur, la conduite du changement touche donc à cela. Les incertitudes dans lesquelles nous baignons sont également propices à la naissance de ce type d’émotions. Les managers intermédiaires ont besoin d’être mieux outillés pour y faire face.
Selon vous, le concept japonais d’ikigaï[4] pourrait nous aider à résoudre l’équation des mutations du travail et de l’emploi. Pourquoi ?
Ce concept permet de mettre en perspective : ce que les gens aiment faire – l’envie ; ce pour quoi ils peuvent être payés – l’opportunité ; ce pour quoi ils sont doués – le talent ; et ce dont le monde a besoin. Avec l’ikigaï, on visualise bien ces croisements. Sachant que chacune de ces dimensions, bouge ! Tout sujet de transformation à grande échelle nécessite de les aligner ou réaligner en permanence. Cela passe par la GPEC / GEPP, le développement des compétences, l’évaluation des besoins, etc.
D’autres enjeux sont décisifs pour les mutations du travail – l’employabilité des seniors notamment, alors que le départ effectif à la retraite sera plus tardif à l’avenir. L’Observatoire des Métiers du Futur a publié un livre blanc sur le sujet et il est associé aux discussions sur la mise en œuvre d’un index de l’emploi des seniors notamment, sur le modèle de l’index de l’égalité professionnelle. Le « reverse » reverse mentoring est également une voie intéressante : il est d’ores et déjà mobilisé dans certains cabinets de conseil et satisfait toutes les parties prenantes.
BIO EXPRESS – ISABELLE ROUHAN
Fondatrice et dirigeante de Colibri Talent, un cabinet de recrutement et d’outplacement de dirigeants, Isabelle Rouhan est aussi conférencière. Autrice des ouvrages Métiers du futur (First, 2019) et Emploi 4.0 – Quels métiers pour réussir la transformation technologique ? (Atlande, 2021), elle a cofondé et préside le think tank L’Observatoire des Métiers du Futur. Réserviste citoyenne dans l’Armée de Terre (au sein de la DRH), elle siège aux conseils d’administration de la Villa Numeris et de l’ACSEL. Isabelle Rouhan anime, depuis 2021, le podcast Les Métiers du Futur.
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[1] Ce nom fait référence à une légende amérindienne selon laquelle, face à un gigantesque feu de forêt, le colibri est le seul animal à s’activer pour tenter de l’éteindre. Il multiplie les allers-retours et apporte quelques gouttes d’eau dans son bec à chaque fois. Le colibri souhaite « faire sa part ».
[2] Un ouvrage rédigé en collaboration avec Clara-Doïna Schmelk.
[3] Eurostat est l’office de statistiques de l’Union européenne.
[4] L’ikigaï consiste à donner un sens à sa vie en trouvant un équilibre entre ses appétences, ses besoins et ce qui est utile au monde. Iki signifie vie et gaï se rapporte à la réalisation de ce que l’on espère.