« Performance et télétravail à temps complet nécessitent de mobiliser 6 compétences clés »
Jusqu’en mars 2020, le télétravail à temps complet – ou full remote [1] – concerne moins de 2 % des salariés. La crise sanitaire que nous traversons et les mesures de confinement qu’elle nécessite ont changé la donne. Dans un contexte contraint sous-tendu d’angoisses, comment concilier performance et télétravail, aux niveaux individuel et collectif ? Réalisée en janvier 2020 sur une population observée de 2009 à 2019, une étude de l’EM Normandie [2] identifie les compétences clés du télétravailleur à temps complet, efficace. Rencontre du « pilote » de cette enquête, Jean Pralong.
En janvier 2020, vous menez une étude sur le parcours, la réussite et les compétences comportementales de 317 télétravailleurs à temps complet, suivis de 2009 à 2019. Pourquoi avez-vous décidé d’explorer le lien entre performance et télétravail, avant même que le full remote ne devienne une réalité pour 20 % des salariés français ?
Dans le contexte de l’avant Covid-19, les collaborateurs sont de plus en plus nombreux à demander du télétravail. L’un des mécènes qui finance mes recherches, le groupe Aksis, a donc souhaité lancer une certification dédiée. Objectif : aider les entreprises à déterminer les compétences « compatibles », voire indispensables à ce mode d’organisation très spécifique. Or le cœur de mes travaux porte sur l’évolution des carrières et des compétences. À cette fin, je dispose de bases de données importantes. Au départ, j’ai sélectionné des profils de télétravailleurs à temps partiel ou complet. Le déclenchement de la crise sanitaire m’a conduit à resserrer mes analyses autour du full remote exclusivement.
Une précision importante : les 317 télétravailleurs dont j’ai observé les trajectoires professionnelles ont pratiqué le télétravail à temps complet durant 3 ans au minimum. La segmentation de cette population tient davantage dans la « motivation » du télétravail que dans les fonctions exercées ou les niveaux hiérarchiques [3]. On distingue ainsi une catégorie de salariés dont le télétravail constitue une récompense ; il s’agit d’un outil de fidélisation destiné à des collaborateurs en situation de réussite avant leur période de télétravail à temps complet. Pour l’autre catégorie, l’accès au travail à distance est lié à une opportunité [4] ; cela ne constitue ni une sanction ni une récompense, les compétences des collaborateurs concernés n’étant pas véritablement « remarquées ».
Par ailleurs, l’étude ne se limite pas au suivi de leur activité en full remote ; des éléments de leur parcours avant la période de télétravail à temps complet et à son issue sont également pris en compte.
Tout cela permet de décrypter le rapport entre performance et télétravail à temps complet, sous l’angle des compétences engagées.
En France en 2019, 30 % des salariés du secteur privé [5] ont pratiqué le télétravail occasionnel. On pourrait les supposer « rompus » à l’exercice. Mais ce type de travail à distance diffère du télétravail à temps complet ! En quoi ?
Le fait de se rendre dans les locaux de l’entreprise plusieurs fois par semaine change tout en termes de relations de travail. On y retrouve ses collègues, son manager, les liens sociaux ne sont pas interrompus. Car ce que j’appelle la coordination interstitielle – le mode de communication informelle, essentiellement – s’y manifeste. En ce sens, le télétravail à temps partiel ne s’éloigne pas beaucoup du travail in situ.
Avec le télétravail à temps complet en revanche, les modes de communication et de coordination s’avèrent diamétralement opposés. En l’absence d’échanges informels à la machine à café, d’interactions rapides verbalisées ou non (sourires, gestes), quels collaborateurs vont trouver d’autres modalités de fonctionnement ? Lesquels maintiendront des liens ? Quelles compétences vont-ils mobiliser à cette fin ?
Remplacer ces échanges informels in situ par des « rendez-vous » à distance ne semble pas compliqué…
Le vrai sujet n’est pas l’outil ni même sa maîtrise mais l’usage que l’on en fait. Chaque collaborateur peut envoyer des mails, téléphoner, organiser ou participer à des visioconférences, créer des conversations via des outils collaboratifs ou des groupes à vocation professionnelle sur Whatsapp ou autres. Certains néanmoins en auront un usage très limité ne leur permettant pas de reconstituer un mode de communication global auquel tous les éléments du quotidien contribuent.
Un exemple : dans les locaux de l’entreprise, avant d’envoyer un mail ou après l’avoir fait, nous croisons le ou les collègues auxquels il s’adresse. Ce mail s’inscrit donc dans un flux d’échanges complets. À l’inverse, un télétravailleur en full remote qui utilise uniquement le mail pour communiquer le fait principalement dans le cadre de demandes (de sa part). Progressivement, le collectif entend parler de ce salarié uniquement quand il rencontre un problème. Cela génère une expérience négative.
Autre exemple avec les réunions en visioconférence. Les collaborateurs capables de se mettre en avant, de partager certains éléments de leur vie personnelle, de construire un storytelling, s’en sortent très bien. D’autres collaborateurs en revanche « disparaissent » : ils n’osent pas prendre la parole, coupent leur webcam pour ne pas être vus… Ils s’effacent au fur et à mesure, en tant que personnes.
C’est ainsi que des collaborateurs proches appartenant au premier cercle d’un manager (celui-ci leur accordant une pleine confiance), passent progressivement dans le deuxième cercle ; les relations avec le manager se font plus formelles, l’implicite voire l’affect s’atténuent. La distance physique crée alors une distance émotionnelle et professionnelle.
Pour comprendre comment concilier performance et télétravail à temps complet, vous avez étudié l’impact de 17 compétences comportementales sur l’efficacité professionnelle et la qualité relationnelle à distance. 6 soft skills se détachent : lesquelles ?
Précisons tout d’abord que les compétences comportementales sont des ressources individuelles, non liées directement à un métier. Les 17 évaluées ici l’ont été via des échelles psychométriques validées.
6 soft skills ressortent en effet : comprendre son organisation ; comprendre les besoins d’autrui ; résoudre un problème complexe ; identifier des personnes ressources ; se connaître ; promouvoir. J’insisterais sur deux d’entre elles.
Promouvoir, c’est être capable de parler de soi, demeurer présent dans l’imaginaire collectif même à distance. En faisant le récit de soi-même et de ses expériences ou projets, on entretient la vivacité des liens avec le collectif.
Comprendre les besoins d’autrui, faire preuve d’empathie, permet dans un contexte de distanciation de percevoir les signaux faibles, de saisir des bribes d’informations. Avec une fenêtre de visibilité réduite, il est capital d’identifier rapidement un collaborateur en situation de détresse par exemple. Concourent à l’empathie le sens de l’écoute et l’attention portée à autrui, notamment. Dans le contexte de crise sanitaire et de travail à distance subi que nous connaissons, l’isolement de certains télétravailleurs peut les conduire à la dépression. À l’inverse, d’autres travailleurs à distance se retrouvent « envahis », confinés en famille dans de petits espaces (43 % ne peuvent s’isoler dans une pièce pour travailler) ; le risque de burn-out est alors élevé.
On découvre également que les télétravailleurs se montrent très conformistes. Comment expliquer l’inhibition globale des capacités d’innovation ?
Les situations de télétravail à temps complet nécessitent la lisibilité et la visibilité des actions menées par chacun. L’éloignement crée souvent des accès d’inquiétude et/ou une perte de confiance, y compris en dehors du contexte actuel très anxiogène. La tentation est alors de se replier vers le « classique ». C’est l’existant qui rassure ! La communication que je reçois en ce moment d’un grand nombre d’entreprises l’illustre bien : elles tiennent à dire qu’elles mettent en œuvre leurs process « habituels », qu’elles conservent leurs routines. L’innovation et l’expérimentation ne sont pas pour tout de suite…
En s’inspirant des résultats de votre étude, comment les managers peuvent-ils faire évoluer leurs pratiques afin d’aider leurs équipes à concilier performance et télétravail – dans ce contexte de crise sanitaire ?
Deux aspects me semblent essentiels.
Tout d’abord, il faut questionner les automatismes et routines mis en place dans l’urgence. Dans un premier temps, toute l’énergie a porté sur le maintien et l’adaptation de l’activité, les process et les outils de gestion à distance, la « réassurance » des clients. Prendre soin des individus est désormais la priorité.
Dans cette perspective, puisque le télétravail est favorable à certains collaborateurs, défavorables à d’autres – sans que ce soit lié à leur productivité effective -, les managers ont intérêt à procéder à des rééquilibrages.
Chaque membre de l’équipe doit être valorisé à la hauteur de ce qu’il fait. Il est important notamment de réguler les temps de parole durant les réunions en visioconférence. Les managers gagneront aussi à assouplir un peu la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle ; à eux de faire preuve d’exemplarité en dévoilant un peu de leur intérieur par exemple ! Il est essentiel par ailleurs de tenir compte des conditions dans lesquelles les membres de l’équipe exercent leur télétravail et de le répercuter sur leurs objectifs.
Moyennant cela, performance et télétravail à temps complet sont tout-à-fait compatibles. Il est toutefois peu probable que cette pratique connaisse un franc succès à l’issue de la période de confinement ! En revanche, on peut supposer que les entreprises rétives au télétravail occasionnel lâcheront du lest à l’égard de leurs collaborateurs souhaitant en bénéficier.
[1] Contrairement au télétravail « classique », à temps partiel, pratiqué à son domicile ou dans un tiers-lieu, le salarié en full remote ne se rend que rarement dans les locaux de son entreprise, voire pas du tout ! Certaines ressources technologiques et digitales sont indispensables pour l’exercer.
[2] L’étude FullRemoteSkills, Quelles compétences pour être un télétravailleur performant ? de la chaire Compétences, Employabilité et Décision RH de l’EM Normandie a été sponsorisée par le groupe Aksis, Saven et PerformanSe.
[3] Il s’agit majoritairement de cadres (53 %), hommes (57 %), salariés d’entreprises de plus de 1 000 salariés (56 %) du secteur des services (46 %), dont l’âge moyen est de 34 ans. Ces caractéristiques démographiques recoupent celles des principales études consacrées aux télétravailleurs français en 2019.
[4] Ce télétravail résulte de la possibilité de mettre en œuvre un accord conventionnel ou local sur le télétravail, par exemple.
[5] En 2019, le travail à distance a été pratiqué majoritairement de manière informelle et non contractualisée ; on recense seulement 8 % de télétravailleurs contractuels. Le télétravail est pratiqué en moyenne 6,4 jours par mois, 47 % des télétravailleurs le pratiquant moins d’un jour par semaine. Le télétravail se déroule à domicile dans 90 % des cas.
Jean Pralong – BIO EXPRESS
Psychologue, professeur et chercheur en gestion des ressources humaines (titulaire de la chaire Compétences, Employabilité et Décision RH à l’EM Normandie), Jean Pralong est également directeur de la recherche du Lab RH. Ses travaux portent sur les transformations du monde de l’emploi : nouvelles compétences nécessaires aux organisations et leviers d’employabilité ; évolution des trajectoires professionnelles sous l’impulsion des technologies digitales, en lien avec les comportements des individus – notamment. Il interroge aussi la « validité » de notions qui structurent le management actuel (projet, vocation ou génération).
Auteur de The Good Job : le mode d’emploi pour trouver le bon emploi (Pearson, 2016) et de Gestion des Ressources Humaines : pratiques et éléments de théorie – 4ème édition (Dunod, 2012 – en collaboration avec Loïc Cadin, Francis Guérin et Frédérique Pigeyre), Jean Pralong a auparavant exercé les fonctions de consultant en gestion des ressources humaines et de responsable du développement RH.
Photo : ©EM Normandie.