Plutôt que de revenir sur le temps de travail, proposons de travailler autrement
Le 10 avril dernier, une interview du président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, met le feu aux poudres dans l’opinion [1]. En cause, la phrase suivante : « Il faudra bien se poser la question (…) du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour (…) faciliter, en travaillant un peu plus, la création de croissance supplémentaire ». En tant que dirigeant d’entreprise, j’ai été choqué par ces propos, comme la majorité des adhérents du Medef que je connais. Erreur de communication ? En toute hypothèse, cela sème le doute dans nos collectifs de travail déjà pleinement engagés dans des efforts inédits.
Par Emmanuel Buée, dirigeant-fondateur de CAHRA
Envisager de rallonger le temps de travail (notamment) a quelque chose d’indécent alors que la mobilisation collective est massive
Si je choisis de m’exprimer aujourd’hui, malgré le rétropédalage effectué dans la presse par le président du Medef le 14 avril, c’est que je suis, comme nombre de mes confrères dirigeants de TPE-PME, au cœur de l’action pour faire face à l’impact de la crise sanitaire sur l’activité de nos entreprises. Nous cherchons des solutions au quotidien à nos problèmes de fonctionnement, de trésorerie. Et cette mobilisation à 100 % voire davantage, nous la partageons avec nos équipes ! C’est vrai pour les salariés qui se rendent chaque jour sur leur lieu de travail « la peur au ventre » en raison du manque de matériels de protection et des zones d’ombre qui subsistent dans l’efficacité de ceux-ci. Vrai pour les salariés qui acceptent de voir leurs salaires amputés en raison du chômage partiel. Vrai pour les membres du CSE qui contribuent aux réponses apportées à cette crise inédite dans les entreprises où interviennent nos managers de transition – sans impact sur la qualité du climat social à partir du moment où le dialogue, l’écoute, le respect servent de gouvernail. Vrai également pour les collaborateurs en télétravail avec de jeunes enfants à la maison qui trouvent des solutions pour accomplir leurs tâches malgré tout, en rognant sur leurs temps de repos notamment. Malgré une altération des conditions de travail et/ou de la qualité de vie, l’engagement permet à beaucoup de maintenir leur productivité. Sans parler de l’abnégation des personnels soignants, qui force l’admiration. Cette somme de « petites actions », d’efforts invisibles ne se traduisant dans aucun indicateur économique, contribue DÉJÀ à une moindre dégradation de la performance économique.
Pensons-nous réellement que « faire plus de ce que l’on faisait déjà » apportera une réponse pertinente aux exigences du monde différent qui est en train de naître ?
Revenons aux propos de Geoffroy Roux de Bézieux – et admettons l’erreur de communication. Reste que l’image des dirigeants d’entreprise ainsi renvoyée ne correspond pas à ce que vivent, et souhaitent, une grande partie de ces derniers. Nos managers de transition actuellement en mission nous ont fait remonter de nombreuses réactions de cette nature chez nos clients.
Certaines déclarations de Fabrice Le Saché, porte-parole et vice-président du Medef, prennent toutefois le contrepied. « Nous nous dirigeons probablement vers la fin d’un capitalisme fondé sur le pilier consumériste. Des problématiques, comme celles du climat ou de la souveraineté, sur lesquelles le Medef travaille déjà, vont être prégnantes. »
Comment imaginer en effet que l’on puisse faire plus de ce que l’on a déjà fait durant des décennies… sans obtenir davantage de ce que l’on avait déjà auparavant ? À savoir un modèle qui révèle ses failles dans la crise que nous traversons.
Si l’on peut s’accorder sur la nécessité de renouer avec la performance économique, il s’agit de l’envisager comme une conséquence et non comme un objectif – allonger le temps de travail, « travailler plus pour gagner plus ». Tout ce que nous vivons aujourd’hui nous appelle à travailler autrement. D’ailleurs, les jeunes qui rejoignent le marché du travail ne semblent pas chercher à gagner plus, quel que soit leur niveau d’études !
Sur le terrain, une grande partie des dirigeants de TPE-PME ont commencé à s’investir dans des sujets de mutation et de transformation. Pour quitter le monde de la surconsommation, il ne s’agit pas de revoir le temps de travail mais de redonner de la valeur au travail – et du sens à nos projets d’entreprise [2].
Pour l’heure, nous sommes nombreux à expliquer à nos équipes que nous devons rester centrés sur des mesures de sauvegarde, jusqu’à fin avril sans doute. Certes, nous leur demandons d’être dans une logique de préservation de l’existant et de maintien des équilibres économiques actuels. À partir de mai en revanche, chez CAHRA, nous allons entrer dans un processus pour lequel nous nous ferons accompagner, afin d’envisager la relation au travail autrement. La performance devient alors une conséquence et non un objectif.
Dans cette perspective, j’identifie un point positif : l’environnement financier semble propice à cette évolution. Les salariés des établissements financiers partenaires de CAHRA, qui nous accompagnent dans cette crise, aspirent eux aussi à quelque chose de différent. Je parle ici des gens qui font l’économie réelle au quotidien, dans les agences, dans les relations avec les entrepreneurs, etc.
Certes, la crise sanitaire affecte durement un grand nombre d’entreprises. Mais elle peut générer des évolutions positives. La raison d’être des sociétés va changer. Dans sa position d’accompagnateur-facilitateur de la transformation en entreprise, CAHRA va aider ses clients à travailler autrement – et nous commencerons par nous-mêmes ! Remettre la RSE dans la stratégie du dirigeant et de l’actionnaire faisait partie de notre quotidien. Désormais, il faudra ajouter un S à RSE : RSSE – Responsabilité Sociale, Sanitaire et Environnementale.
L’entretien accordé par Geoffroy Roux de Bézieux au Figaro est accessible uniquement aux abonnés.
[1] Les propos du président du Medef ont suscité l’indignation des syndicats et d’une grande partie de la classe politique Au sein du gouvernement, des voix discordantes se sont fait entendre.
[2] Chez CAHRA, les managers de transition en CDI sont actionnaires de l’entreprise.
À propos d’Emmanuel Buée
Emmanuel Buée est le dirigeant-fondateur de CAHRA, ex H3O ressources de transition fondé en 2009 avec Philippe de Clerville (la structure du groupe H3O dédiée au management de transition).
Proposant des ressources managériales expérimentées aux entreprises qui opèrent le changement, CAHRA est en pointe en matière d’approches managériales innovantes (fondées notamment sur l’intelligence émotionnelle, relationnelle et systémique) et de travail collaboratif.
Emmanuel Buée a travaillé 5 ans dans l’industrie et 10 ans dans une société de services RH américaine, avant de mener sa première aventure entrepreneuriale.