Sens au travail : le questionnement philosophique au service des collaborateurs
La question du sens au travail est au cœur des préoccupations de tous, managers ou managés, salariés ou indépendants, collaborateurs de grands groupes ou de PME. Comment la philosophie accompagne-t-elle les individus lorsqu’une entreprise sollicite l’une de ses praticiennes ? Quels questionnements les aide-t-elle à produire ? À la tête du cabinet PHÉDON [1], Nelly Margotton partage ses « solutions » à Cahra management de transition, qui ouvrent à la réflexion.
Quête de sens au travail : les articles se succèdent dans les médias BtoB ou la presse généraliste. Le sujet irrigue également les conversations privées. Comment l’expliquer ?
L’essentiel de la réponse tient sans doute dans notre humanité, qui nous pousse à comprendre [2] et à rattacher nos actions à une dimension plus large que le simple faire. Nous ne sommes pas uniquement des roseaux laborieux mais avant tout des roseaux pensants, comme l’a souligné Pascal. Dans cette perspective, la quête de sens au travail correspond à un besoin de spiritualité : pourquoi (et pour quoi) effectuons-nous telle ou telle tâche ou mission ? Quelle est la finalité des décisions de notre direction? Incluent-elles une dimension éthique ? Sommes-nous utiles ? …
Parler de sens au travail suppose aussi d’interroger ce que signifie le mot sens. Or, lorsque la question est posée, interviewers et répondants passent le plus souvent directement aux éléments de réponse. La philosophie a ceci de particulier qu’elle s’attache à la signification des mots, ce qui permet – en ce qui concerne le sens au travail – de revenir aux fondements de ce besoin-là.
L’être humain a toujours eu besoin de sens. Après les cosmogonies antiques, il a inventé ou cru – selon les convictions de chacun – aux religions monothéistes ou à d’autres types de spiritualité. La recherche de sens dépasse le cadre du travail, se traduisant par une demande d’explications, de participation, par le refus de l’arbitraire aussi [3]. Quelque chose doit nous être expliqué. Lorsque ce « quelque chose » est le fait d’interdépendances autour de nous, cela devient très complexe.
Interrogeons le mot sens comme vous le suggérez. Est-il synonyme de signification, de raison d’être, d’objectif ?
Le mot sens est polysémique ce qui crée inévitablement de l’ambiguïté. Commençons effectivement par la signification. Il s’agit d’apporter une clarification, sur des éléments factuels. Cela ne peut venir qu’après coup. Dans le champ de l’entreprise, on va essayer de comprendre les liens de tous ordres.
Le sens correspond aussi aux 5 sens et donc, à la sensibilité de l’individu à son environnement. On en arrive à l’intuition et au rapport au corps dans l’entreprise. Si ce dernier a été globalement « libéré » des travaux les plus éprouvants, l’approche que l’on en a eue était exclusivement rationnelle. Or le corps continue de ressentir ce quotidien au travail comme le prouvent toutes les préoccupations liées à la santé physique et psychique (TMS, RPS). Pour que leurs salariés se sentent mieux, certaines sociétés font intervenir un coach sportif dans leurs locaux. Mais cela ne donne pas d’indication sur la place du corps dans l’entreprise. Si l’on s’intéresse beaucoup aux yeux – rivés aux écrans -, tout le champ lexical du travail tourne autour de la main – operare.
Cela peut sembler abstrait et pourtant, la main est le propre de l’être humain ; les animaux n’en ont pas [4]. La main relie, donne du lien entre les choses ou les personnes.
Pour éclairer la quête de sens au travail, vous insistez sur le rôle de l’intuition. Dans quelle perspective ?
L’intuition est la capacité à embrasser une situation de manière globale et pas seulement avec notre rationalité. Si les fiches de postes ou certains référentiels comportent une liste de tâches prescrites, nos missions se limitent rarement à cela ! Elles comportent souvent un aspect décisionnel. Dans ce cadre, l’intuition et les émotions jouent un rôle conséquent. Plus le corps est impliqué dans la manière dont on reçoit des informations et dont on ressent une situation avant de prendre une décision, plus la réponse que l’on apportera sera pertinente.
Je reviens sur le mot sens dans ses différentes acceptions : il y a également la finalité, l’orientation. L’interrogation porte alors sur la direction : où veut-on aller ? Quel monde souhaite-t-on pour demain ? Que fait-on pour y parvenir ? Il s’agit d’enjeux éthiques. Cette dimension rejoint les débats sur l’avenir de la planète et la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises). La légitimité du questionnement philosophique à cet égard coule de source.
Le fait de donner du sens au travail constitue l’une des nouvelles missions confiées aux services RH et/ou aux managers. Ils doivent mettre en œuvre certaines procédures mais savent-ils comment opérer ?
En l’état, les services RH doivent le plus souvent se débrouiller avec l’injonction qui leur est faite. Cela devient alors gadget – parce qu’il faut bien « trouver quelque chose à faire » -, même si les intentions sont bonnes. Les professionnels RH souhaitent réellement accompagner les salariés vers un mieux-être et davantage de motivation mais s’ils n’interrogent pas au préalable ce que signifie donner du sens au travail, ils ratent une grande partie de ce qui pourrait être mis en œuvre. À quoi faut-il donner du sens ? À qui doivent-ils en donner ?
À défaut de se poser ce type de questions, ils risquent de se concentrer sur la RSE en ne répondant qu’à la question de la finalité du travail. Ou bien d’axer leur intervention sur la QVT, dans une perspective avant tout instrumentale. Mais il ne suffit pas de dire que l’on va proposer des moments conviviaux et davantage de dialogue ; celui-ci ne s’improvise pas ! Le dialogue repose sur la capacité à accepter la contradiction et à ouvrir d’autres possibles.
Le questionnement philosophique permet une prise de hauteur et de recul. Il nous dote de la capacité à problématiser en posant les bonnes questions plutôt que d’aller chercher directement les réponses via un outil, une méthode préconçue, etc. La philosophie conduit à investiguer tous les champs, y compris celui de la culture d’entreprise. Cette notion et ses implications demeurent encore largement méconnues. La culture d’entreprise englobe l’histoire de l’organisation, les symboles, les présupposés, toutes les références partagées. On peut ainsi découvrir, de manière plus profonde, ce qui fait lien en interne et aussi, avec l’externe (toutes les parties prenantes : clients, partenaires, territoire, futurs et anciens collaborateurs). Et de l’étude de ce qui fait lien découle le sens, en grande partie !
Revenons sur la création du cabinet PHÉDON en 2011, bien avant que le concept de « philosophe d’entreprise » ne devienne tendance. Comment est née cette initiative ?
Cette idée et ce désir sont issus de frustrations vécues dans mes missions de salariée et de consultante en management ou RH. Ayant fait des études de philosophie, j’ai toujours été animée par la volonté de comprendre et d’interroger, dans le contexte de l’entreprise, les pratiques managériales ou la culture des organisations. Pour moi, toutes les actions et décisions gagnent à être éclairées par une approche philosophique. J’avais l’intuition que ce type de questionnement pourrait faire avancer les choses, Encouragée par mon entourage, j’ai osé franchir le cap [4] et mes clients les plus fidèles me font confiance depuis 8 ans !
La recherche des causes organisationnelles d’un dysfonctionnement vise à identifier les nœuds, les processus défaillant, etc. Le questionnement philosophique peut-il s’avérer plus efficient que ce type d’approche ?
Dans une recherche organisationnelle, on oublie souvent de se poser certaines questions. Cela s’explique car, pour poser les choses, il faut à la fois du temps et du recul. À ce titre, la philosophie elle-même n’échappe pas au questionnement : est-il préférable d’avoir des philosophes internes à l’entreprise, ou externes ? Lorsqu’on a « la tête dans le guidon », on ne voit plus les symboles dans l’entreprise, les références et toute l’histoire. Pourtant, la manière dont les collaborateurs et les équipes se parlent, communiquent, prennent des décisions, en dépend.
Certes, dans les start-up, la dimension historique est moins importante et les liens sont d’ailleurs plus directs. En revanche, dans des organisations plus anciennes, les liens et codes informels sont issus d’une histoire. On comprend dès lors que le processus d’intégration – ou onboarding – n’ait rien d’anodin ; cela ne concerne pas uniquement l’aspect opérationnel des postes.
Les entreprises qui vous sollicitent arrivent-elles « directement » à vous ?
Il est très rare qu’un dirigeant ou manager se dise « : « Tiens, j’ai besoin de questionnement philosophique dans mon entreprise ! » Il vient en général à nous à la suite d’une rencontre. Certains propos, certains échanges, lui ont fait prendre conscience qu’il n’avait pas songé à l’ensemble des approches susceptibles de faire avancer sa structure ou ses équipes. Il doit résoudre une problématique managériale, une situation de conflit, ou souhaite booster la motivation de ses équipes. Le dirigeant ou manager va alors nous proposer d’entrer dans son entreprise pour regarder ce qui se passe. Nous allons faire des diagnostics, accompagner individuellement dans la réflexion ou proposer des ateliers aux collaborateurs, sur des préoccupations très concrètes. Car le questionnement philosophique ne se fait pas hors sol !
Nous partons d’exemples vécus [5] et les approfondissons avec les principaux intéressés. Basé sur l’écoute et l’assertivité, le dialogue (philosophique) est décisif à ce stade. La prise en compte de l’intuition également : comment vous sentez-vous vis-à-vis de cette initiative ? Qu’entendez-vous quand nous évoquons notre nouveau slogan ? Etc. Cela permet de révéler des risques potentiels, à intégrer par les équipes dirigeantes. Et surtout, cela soulève des enjeux qui, le plus souvent, n’ont pas été identifiés ni pris en compte auparavant.
[1] Le cabinet PHÉDON accompagne les dirigeants, DRH/RRH, équipes d’encadrement, toute personne dans l’entreprise quel que soit son statut dans les transitions individuelles et collectives.
[2] De cum– avec – et prehendere– prendre, saisir. Littéralement => saisir ensemble, embrasser quelque chose, entourer quelque chose, d’où : saisir par l’intelligence, embrasser par la pensée.
[3] À l’exception des primates, qui en sont dotés.
[4] Nelly Margotton souligne que l’accompagnement à la création d’entreprise proposé par les diverses institutions de l’emploi, s’est aussi avéré décisif.
[5] Nelly Margotton dispose d’une expérience de manager et de commerciale, acquise durant 10 ans lors de sa première vie professionnelle.
NELLY MARGOTTON – BIO EXPRESS
De formation universitaire en philosophie (Lyon et Tübingen en Allemagne), Nelly Margotton intègre d’abord l’entreprise sur des fonctions commerciales puis managériales. Après quelques années d’expérience en tant que consultante RH et management, elle fonde en 2011 son propre cabinet, PHEDON, qui a pour vocation d’accompagner les transitions individuelles et collectives grâce à l’éclairage philosophique, en coopération avec les services RH des entreprises. Auteure d’un blog, elle anime une chronique radio hebdomadaire, La Pat’Philo, sur RCF Alsace, et propose des conférences de philosophie en entreprise.