Stratégie : quand son potentiel diminue, l’intrapreneuriat se fait-il ressource-clé ?
Pourquoi la stratégie s’invite-t-elle dans le périmètre d’intervention des managers intermédiaires, au-delà des seuls dirigeants ? Cela a-t-il un impact sur les pratiques opérationnelles de management, et sur les compétences à favoriser au sein des organisations ? Par ailleurs, si chaque manager développe sa propre vision, quid de la vision et de la stratégie, globales ? Pour mieux saisir ce qui se joue au niveau des entreprises comme des individus, nous avons rencontré Olivier Meier, professeur des universités en sciences de gestion et du management, Président de l’Observatoire ASAP – Action Sociétale et Action Publique.
La stratégie d’entreprise[1] et l’une de ses déclinaisons, le diagnostic stratégique, revêtent une importance croissante dans nos écosystèmes marqués par l’incertitude. L’usage que l’on en fait a-t-il évolué ?
En situation d’incertitude et face à la complexité, le dirigeant comme le manager sont à la recherche de repères sur lesquels s’appuyer pour établir des hypothèses et prendre des décisions. Or, ce qui a changé ce n’est pas tant le besoin de stratégie ou de diagnostic, que leur rôle et leur finalité.
Contrairement à ce qui prévalait il y a encore 15 ou 20 ans, la stratégie ne permet plus de prévoir ni de planifier, ni même de renforcer la certitude des décideurs – autant d’arguments qui lui étaient alloués auparavant. La stratégie sert en revanche à atténuer la complexité, à émettre des hypothèses plausibles qu’il faudra tester et mettre à l’épreuve des faits. Elle permet d’identifier le champ du possible et de repérer certains risques. La stratégie a donc une portée plus modeste, mais elle reste indispensable au dirigeant ou manager. On peut en revanche considérer que l’assimilation de la stratégie à la seule planification stratégique – voir à ce sujet l’ouvrage Grandeur et décadence de la planification stratégique d’Henry Mintzberg ou encore les travaux d’Igor Ansoff, entre autres – n’est plus à l’ordre du jour.
Peut-on repréciser ce qui fonde une décision stratégique – et un diagnostic de même nature ?
La décision stratégique a un impact sur l’ensemble de l’organisation, avec des effets durables ou, du moins, structurels. Elle répond souvent à des situations complexes qui présentent des risques élevés. Citons quelques exemples : un changement de métier, au sens corporate, ou un changement de statut par rapport à la concurrence. On peut évoquer le cas de la Poste, avec le modèle public VS modèle privé. Ou encore l’arrivée d’un nouvel actionnaire, un rapprochement d’entreprise. Mais aussi l’entrée sur un nouveau marché, l’internationalisation des activités – tout ce qui peut toucher à la transformation, au changement. Ces configurations ont souvent un impact durable sur la culture des entreprises concernées, et sur la redistribution des cartes du pouvoir.
Concernant l’emploi du terme « diagnostic stratégique », il s’agit avant tout d’un outil – ou d’une démarche – qui permet de dresser un état des lieux des forces et faiblesses relatives d’une entreprise. On pense ici à la matrice SWOT ou encore à la chaine de valeur de M. Porter. L’idée est de chercher à identifier des ressources rares ou difficilement imitables.
Mais l’apanage de la stratégie est aussi, et surtout, de cerner les caractéristiques de l’environnement – menaces, évolutions de natures diverses[2], profil des concurrents (acteurs installés, nouveaux entrants, acteurs à l’origine de produits susceptibles de « disrupter » un marché donné). On retrouve ici le modèle PESTEL et les 5 forces de M. Porter. Une autre caractéristique importante tient dans les modes de relation avec l’environnement, sur lesquels on insiste trop rarement. Or, une entreprise n’est pas seule face à son marché ! En stratégie, on parle parfois d’environnement négocié ou d’écosystème, lorsqu’il s’agit d’apprécier les liens de l’entreprise avec ses fournisseurs, distributeurs, ou partenaires. Sans oublier naturellement les concurrents. Ainsi, sur certains créneaux, des entreprises rivales vont pouvoir s’allier, en s’inscrivant dans une logique de coopétition. Ces organisations restent concurrentes sur leur marché global mais vont coopérer sur un produit / une technologie spécifique[3].
Longtemps, la stratégie a été décorrélée de l’activité managériale. Dans votre ouvrage Managementor[4], Éric-Jean Garcia suggère d’envisager la stratégie et le management en coopération plutôt qu’en coordination. Qu’en pensez-vous ? D’autres changements de logique s’opèrent-ils ?
Je partage ces propos. La coordination relève d’un référentiel stable, structuré autour d’une organisation à dominante hiérarchique et formelle. À l’inverse, la coopération s’inscrit dans une démarche souple, flexible, avec un fonctionnement en mode réseau ou projet qui vient remplacer l’approche verticale. Avec la coopération, on raisonne dans une entreprise étendue, hors des frontières de celle-ci. La légitimité va alors au-delà de la légitimité hiérarchique, avec comme repère la notion de projet, qui passe par des fonctionnements en réseaux.
Par ailleurs, en matière de changements de logique, on peut tout d’abord évoquer l’adaptation externe, devenue insuffisante. Dans un environnement qui change sans cesse, il importe avant tout de recombiner les ressources de l’entreprise. C’est par conséquent à chaque organisation de trouver ses propres repères, en interne. L’idée est d’identifier ses ressources rares et de combiner des savoir-faire pour recréer des avantages concurrentiels distinctifs, indépendamment de l’environnement. Prenez le monde de l’édition : l’accompagnement individualisé de l’auteur est devenu un enjeu majeur. Les éditeurs proposent aujourd’hui des services sur-mesure visant à fidéliser les auteurs et renforcer leur stratégie d’impact : podcasts, vidéos, accès à des réseaux de journalistes partenaires… Le monde de l’édition s’inscrit dans une nouvelle logique, en s’affirmant de plus en plus comme un prestataire de matière grise et de services.
En parallèle, on assiste à une montée en puissance de nouvelles approches stratégiques, favorisées par les évolutions de l’environnement. Je renvoie à cet égard aux travaux de Navi Radjou consacrés à l’innovation frugale. Les notions d’adversité, de simplicité, de sobriété, émergent avec force dans l’univers de la stratégie. Elles constituent d’importantes sources d’innovation et de richesse. Les produits faciles à fabriquer ou à entretenir (moyens de production, simples, peu coûteux et disponibles), centrés sur les besoins réels des clients ou mis rapidement sur le marché, s’inscrivent par exemple dans cette logique.
De même, les travaux de W. Chan Kim et Renée Mauborgne aident aussi à redéfinir de nouvelles approches en matière de stratégie. Ainsi, face à la logique « océan rouge » – espace ultra-compétitif dont le modèle de base est l’affrontement, le plus souvent par les prix -, la perspective « océan bleu » propose de s’appuyer sur de nouvelles règles du jeu, via un référentiel de métiers et de savoir-faire que l’on crée soi-même. Citons deux exemples « d’océan rouge » : l’expertise-comptable et le secteur automobile, même si ces derniers cherchent aujourd’hui à se réinventer. Pour « l’océan bleu », parlons de la Green Tech, qui élabore de nouveaux dispositifs de plateformes et de services pour échapper à la guerre fratricide des prix. Quant à « l’océan gris » identifié par Frédéric Fréry, il permet aux entreprises qui y investissent de prospérer plus facilement, en raison de l’obligation pour les autres concurrents de renier leurs positionnements stratégiques les plus précieux ou de sacrifier leurs avantages les plus favorables. En effet, les secteurs concernés tirent ici leurs forces d’une moindre attractivité, pour des raisons d’image ou de contraintes techniques, réglementaires ou financières… Un exemple avec le secteur des pompes funèbres qui, de par ses caractéristiques et bien que porteur, peut dissuader certains acteurs économiques et être soumis à moins de concurrents potentiels.
Revenons aux femmes et aux hommes de l’entreprise. Comme vous l’écrivez dans Managementor, les managers intermédiaires deviennent, à leur tour, stratèges. Pourtant, les objectifs stratégiques restent souvent dissociés des préoccupations quotidiennes. Que comprendre ?
En réalité, quand on parle de stratégie pour ces managers, on n’envisage pas celle-ci sous l’angle corporate. Il s’agit plutôt de la capacité de ces managers à appréhender les évolutions de l’environnement pour se recréer leurs propres marges de manœuvre et zones de légitimité. Pour eux, le principal enjeu n’est plus de relayer les orientations stratégiques de leur organisation, mais de prendre leur destin en main. Ils doivent ainsi trouver leurs propres repères, et orienter leurs actions, pour continuer à être efficaces.[SP1]
Dans cette perspective, certaines compétences deviennent déterminantes, n’est-ce pas ?
Tout-à-fait. L’intuition et l’imagination notamment ! Quand l’information n’est pas donnée, les managers doivent avoir la capacité de ressentir des choses qui n’ont pas été dites explicitement, ou que l’on a formulées d’une certaine façon, pour se positionner quant à leur métier et leurs interactions. Cela leur demande une part de créativité, d’agilité et de flexibilité.
Si les managers se font stratèges, c’est parce que leurs organisations les laissent évoluer dans l’incertitude à laquelle elles sont elles-mêmes confrontées. Charge à eux de se repositionner pour trouver une force et une légitimité dans leur domaine. Dans cette perspective, la coopération prime souvent sur la coordination : les managers interagissent avec des partenaires qui n’ont pas de lien hiérarchique avec eux, ils développent donc une relation d’entraide et de coopération. Le lecteur pourra ici se reporter à la notion de solidarité organique développée par E. Durkheim.
C’est donc bien la qualité intrinsèque des individus qui peut faire la différence ! L’importance stratégique des soft skills s’explique ainsi. Elle est avant tout le résultat des carences de l’organisation qui, en situation d’incertitude, ne permettent plus aux responsables d’asseoir leur autorité sur des principes stratégiques stables.
Si chaque manager – voire chaque actif – développe certains attributs du stratège, ne nous muons-nous pas, tous, en intrapreneurs ? À ce titre, nous deviendrions dépositaires de la vision et de l’exécution…
Dans un exercice de prospective, la tendance est à une logique de multi-activités. Cela existe déjà aux États-Unis. De plus en plus, les notions de salariat, de lien de subordination juridique et de frontière d’entreprise vont s’estomper, voire disparaître – pour faire place à une forme d’intrapreneuriat dans les différentes organisations. D’ores et déjà, la nécessité de redéfinir en permanence son périmètre d’action, sa légitimité et ses relations avec les autres, nous place dans ce type de modèle. Ou, pour reprendre un terme venant de la stratégie : chaque manager doit désormais constituer une « proposition de valeur » pour ses interlocuteurs et partenaires. La combinaison ou reconfiguration des savoir-faire est notre nouveau passeport professionnel. Le schéma qui s’applique aux organisations s’applique également aux différents membres de l’organisation.
BIO EXPRESS – OLIVIER MEIER
Professeur des universités, Olivier Meier est directeur de recherche au LIPHA Paris Est (Laboratoire Interdisciplinaire d’étude du Politique Hannah Arendt) et Président de l’Observatoire ASAP – Action Sociétale et Action Publique, en lien avec la chaire INSP-ENSCI (en coll. avec Polytechnique et Sciences Po). Directeur de collections aux éditions EMS, il a publié une trentaine d’ouvrages consacrés au management et à la stratégie – dont Diagnostic stratégique en 2022 (6e édition). Auteur d’une soixantaine d’articles dans des revues nationales et internationales, Olivier Meier a obtenu plusieurs distinctions pour ses travaux ou articles. Il est également chroniqueur-expert chez Xerfi Canal et publie régulièrement dans la Harvard Business Review.
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[1] Olivier Meier définit la stratégie d’entreprise comme « l’ensemble des décisions et actions qui orientent de façon déterminante, sur le moyen ou le long terme, la mission de l’entreprise, ses métiers et activités, ainsi que son mode d’organisation et de fonctionnement ».
[2] Ces évolutions peuvent être économiques, concurrentielles, sociales, sociétales ou réglementaires.
[3] Dans le domaine de l’aéronautique ou de l’automobile notamment.
[4] Managementor (4e édition), coécrit avec M. Barabel, avec la participation de différents experts. Parmi eux, on peut trouver la contribution d’Éric-Jean Garcia, professeur affilié à Sciences Po Executive Education, directeur de l’Executive Master General Counsel.