Transformation des entreprises : l’innovation frugale, levier de reprise durable
Quand une nouvelle décennie débute en 2010, nous savons que nous allons devoir travailler sur l’évolution conditionnelle des marchés, la digitalisation et l’accélération qui y est liée. Idem en 2000 (globalisation-mondialisation), 1990 (dynamique actionnariale), 1980 (ère post-industrielle). Quelle page ouvrons-nous en 2020, alors qu’une crise sans précédent fait trembler les fondations même de nos modèles ? Analyses et perspectives de transformation avec Hicham Lahmamsi, partenaire-fondateur de Pulse On, et Emmanuel Buée, dirigeant-fondateur de CAHRA.
Lors de la crise sanitaire, de nombreuses entreprises ont dû faire évoluer leurs modes d’organisation du travail en urgence. De fait, certains obstacles au changement semblent avoir été levés. Alors que le déconfinement s’accélère, la plupart des organisations auraient-elles déjà entamé leur transformation ?
Emmanuel Buée : Les mesures mises en place jusqu’à début mai ne relèvent pas du tout d’une démarche de transformation selon moi. Une adaptation a eu lieu pour éteindre les incendies et préserver l’existant en termes de ressources, en tentant de limiter les pertes autant que possible. Mais les systèmes n’ont pas changé, les indicateurs de mesure et les process industriels restent les mêmes. Seuls les niveaux d’engagement et de solidarité ont évolué.
Hicham Lahmamsi : Sans disposer de la vision managériale d’Emmanuel, je trouve qu’une notion émerge malgré tout, à savoir la logique de désobéissance. Durant le confinement, il est devenu nécessaire de s’affranchir des codes que l’on avait l’habitude de respecter. L’exemple du télétravail est significatif : de nombreuses organisations étaient hostiles au travail à distance et pourtant, c’est grâce à cette distanciation physique entre le salarié et son poste de travail au sein de l’entreprise qu’une grande partie d’entre elles ont pu absorber le choc du confinement. Certes, il ne s’agit pas de télétravail « classique », à temps partiel, mais de « full remote confiné » . J’y vois néanmoins une réelle opportunité. Même si cette évolution fut subie, ces organisations ont fait un pas, consciemment ou inconsciemment, vers l’innovation frugale.
EB : C’est vrai. Les modes de management n’ont pas été fondamentalement remis en cause pour autant. Durant la crise, les managers directifs ont imposé à leurs collaborateurs de se connecter chaque jour à heure fixe pour tenter de garder le contrôle, par exemple. L’agilité dont les équipes ont su faire preuve a été mise en exergue mais les comportements managériaux indispensables à la transformation sont trop souvent restés en l’état. Un travail important devra être réalisé pour pouvoir mettre en œuvre des processus de changement profonds et durables.
HL : Je pense effectivement que l’impact du confinement a été plus fort au niveau des collaborateurs. Ceux-ci ont pu éprouver leur aptitude à l’autonomie notamment. Différents questionnements les ont agités : quel est le sens de leur travail ? Quel est le sens de l’activité de leur entreprise ? Ce « processus » prendra du temps, c’est un peu comme si on avait planté une graine… La période que nous venons de vivre n’a sans doute pas produit de transformation à proprement parler, mais elle devrait générer des changements à terme.
Revenons à l’esprit de l’innovation frugale. La période de confinement en a offert de multiples exemples n’est-ce pas ?
HL : Tout-à-fait. Les individus se sont mobilisés massivement à différents niveaux : certains se sont lancés dans la confection de masques, d’autres ont cuisiné pour les personnels hospitaliers, des élèves de collège ou lycée ont même fabriqué des visières de protection grâce à des imprimantes 3D ! Or cette capacité de mobilisation exceptionnelle a été mal accompagnée par les pouvoirs publics. Alors que les masques avaient déjà été confectionnés, la mise en place de normes a rendu caduques une partie de ces productions. Pourtant, la démarche était efficace, solidaire, collaborative. Mais ces marchés à la portée de tous ont été « réservés » in fine via des processus de lobbying. Cela alors même que l’on savait faire autrement, de façon plus simple, frugale, autonome…
EB : Un système de création de valeur, tourné vers le changement, a donc émergé durant cette crise. Mais nous évoluons depuis plusieurs décennies dans un système hiérarchique et normatif qui est l’antithèse de la transformation ! Ce système a été élaboré de telle façon qu’il protège les acteurs qui l’ont créé. Cela s’applique à la politique et aux entreprises de taille significative qui vont protéger leurs marchés par du lobbying, empêchant de nouveaux acteurs d’occuper une place significative susceptible de mettre le système en péril. Dans ce contexte, la transformation ne pourra s’opérer que lorsqu’une majorité de personnes s’orientera vers le système de création de valeur, mettant l’évolution de notre environnement au cœur de leurs préoccupations et non la préservation du bien dont elles disposent.
Le risque ne serait-il pas alors d’affaiblir la coordination des moyens ou des solutions, pourtant indispensable notamment en période de crise ?
HL : Il faut effectivement veiller à ne pas tomber dans le tout-anarchique ou le tout-chaos.
EB : Nous sommes d’accord. C’est bien la création de valeur qui doit favoriser l’évolution et la transformation. Si les entreprises devenues peu agiles perdent leurs marchés parce qu’elles n’ont pas su évoluer, elles ne doivent pas définir un système normatif qui exclut les nouveaux entrants présentant un risque potentiel pour leur prédominance.
Dans les problématiques de transformation managériale, le système hiérarchique – qui est le système de pilotage de l’entreprise – protège les intérêts des strates hiérarchiques au détriment d’un système de création de valeur susceptible de faire émerger des leaders naturels dotés d’idées et de solutions. Cela peut aussi empêcher l’intrapreneuriat de s’exprimer.
Une alliance objective entre le système hiérarchique et les créateurs de valeur serait donc nécessaire ?
HL : C’est un sujet délicat. Si je prends l’exemple du designer [1], on imagine souvent qu’il ne s’occupe que de l’ornement, de l’aspect extérieur. Donc, pour être mieux entendu, le designer a intérêt à utiliser une approche « normée » et s’appuyer sur des outils, références et processus connus. À l’inverse, s’il propose une création de valeur n’allant pas dans le sens attendu (plus intuitive ou empirique), il risque de rencontrer des difficultés.
Pour élaborer un produit ou service, le designer doit pouvoir comprendre ce qui fait la différence dans la proposition de valeur, l’identité de l’entreprise et l’attente des usagers, afin de décliner cela à travers un dispositif cohérent et adapté. Car le branding par exemple ne crée de la valeur que s’il permet de révéler et de porter la singularité de la structure en question ! Or de nombreux interlocuteurs sont persuadés que la création de valeur tient dans la production en 2 heures top chrono et non dans l’étude du réel besoin.
EB : Quand une demande s’exprime, elle est nécessairement basée sur la connaissance du système tel qu’il existe à un moment donné. Dans une perspective de changement, il faut aller vers le besoin : de quoi notre environnement aura-t-il besoin dans quelques années ? Dans les décennies passées, l’écart entre la demande et le besoin n’était pas très important ; cela a complètement changé en 2020.
C’est là que le design du changement intervient : comment peut-on anticiper des usages futurs en vue de proposer de nouveaux produits, services ou process ?
HL : Même si je ne prétends pas avoir toutes les clés, je pense qu’on est clairement passé de l’avoir à l’être, notamment dans le champ du design. On a dépassé la période des artefacts « pansements », pour revenir à des besoins « essentiels » et incarnés. On se pose la question de l’utilité, du sens et du rôle de l’individu. Animé par cet état d’esprit, on se montre nécessairement frugal et humain. On s’appuie sur la richesse du faire pour comprendre et apprendre, ainsi que sur la diversité du groupe pour bien cerner les enjeux et problématiques. S’il existe des méthodologies facilitant le design du changement (Design Thinking, Lean Startup), les philosophies qui les sous-tendent sont tout aussi importantes car elles contribuent à l’engagement des collaborateurs et à la volonté de transformation.
Quid du profil des collaborateurs et du rôle des RH dans ce contexte renouvelé ?
HL : Un défi d’envergure se présente à eux. Ils vont sans doute devoir gérer une nouvelle typologie de collaborateurs, plus borderline ou transgressifs. Car si l’on cherche des personnalités capables de sortir du cadre et de faire le pas de côté [2], celles-ci s’inscriront dans une dynamique différente.
Je crois beaucoup à l’informel car il offre des possibilités d’innovation frugale. J’ai pu l’observer et l’éprouver à plusieurs reprises. Il s’agit de sortir du cadre établi, d’élargir son scope de réflexion et d’aller au-delà de ses propres pensées limitantes. Cela contraste à l’évidence avec les qualités ou compétences privilégiées jusqu’à présent dans les entreprises.
EB : Sachant que les processus de recrutement sont peu favorables à la sélection de nouvelles recrues de ce type ! Les recruteurs ne sont pas les donneurs d’ordre, ils bénéficient donc d’une faible marge de manœuvre et leurs méthodologies ne sont pas favorables à la prise de risque.
Le champ exploratoire du design du changement est immense car il faut repenser l’ensemble des process qui amènent à un système analytique et normatif, sclérosant au regard de la transformation.
Un dirigeant dispose-t-il actuellement de grilles de lecture et d’outils de gestion adaptés à la décennie 2020 qui s’ouvre ?
EB : C’est toute la difficulté ! Le processus de management des entreprises est extrêmement complexe. Je me sens aujourd’hui schizophrène car l’environnement économique me demande un reporting analytique des années 1990-2000 avec un compte de résultats, un bilan, des ratios, etc. Or désormais tout cela n’est plus l’objectif ; ce n’est qu’une conséquence. Mon travail de management quotidien ne doit pas être centré sur les outils de mesure de la performance de ma société mais sur la manière dont je vais favoriser la transformation dans mon entreprise, laquelle sera à l’origine des résultats que je vais présenter.
HL : D’où la nécessité d’accepter une part de risque. Un capital, c’est une ressource qui dort. Les ressources humaines sont le nerf du quotidien. Ce sont elles qui génèrent un réel mouvement. Et il me paraît indispensable que les organisations s’ouvrent à des collaborateurs qui voient les choses autrement afin qu’ils diffusent une culture de la pensée hors cadre. In fine, une culture de l’audace et de l’innovation, dans une perspective d’être plutôt que d’avoir.
[1] Sachant que chaque designer a sa propre manière de procéder/spécialité, tout comme les artisans.
[2] Hicham Lahmamsi précise que tous les collaborateurs peuvent développer leurs capacités d’innovation, dans le cadre d’ateliers collectifs notamment.
BIOS EXPRESS
Hicham Lahmamsi est le partenaire fondateur de Pulse on. Designer compétent dans les domaines de l’entrepreneuriat, des partenariats stratégiques et de l’innovation, il a à cœur d’allumer les petits feux de l’innovation qui transformeront l’individu et son organisation. Désireux d’agir sur les transformations de notre société dans un contexte environnemental et social en pleine mutation, Hicham Lahmamsi challenge ses donneurs d’ordres à produire et « penser avec les mains » pour créer de la valeur dans leurs processus et produits.
Emmanuel Buée est le dirigeant-fondateur de CAHRA, ex H3O ressources de transition fondé en 2009 (la structure du groupe H3O dédiée au management de transition). Proposant des ressources managériales expérimentées aux entreprises qui opèrent le changement, CAHRA est en pointe en matière d’approches managériales innovantes (fondées notamment sur l’intelligence émotionnelle, relationnelle et systémique) et de travail collaboratif. Emmanuel Buée a travaillé 5 ans dans l’industrie et 10 ans dans une société de services RH américaine, avant de mener sa première aventure entrepreneuriale.